You look like a man
#23
Attention, cette infolettre contient en exergue des insultes que j'ai reçues sur les réseaux ces derniers mois. Les mettre ici, c'est cathartique pour moi, mais ça ne sera peut-être pas très agréable pour vous. Aussi, cette newsletter se lirait mieux sur un ordinateur, mais c'est à vous de voir.
Salut,
Ça tient à quoi, d’être une femme ? Aveu : je ne sais pas si je me sens femme. J’en ai le corps, mais pas tant le fonctionnement. Je produis des hormones dites masculines en grandes quantités, ça fout un sacré bordel à l’intérieur. J’ai des seins et des poils. J’ai très mal aux seins quand j’ai mes règles et je ne m’épile plus parce que lutter contre moi-même est d’une trop grande violence. Je me peins les ongles mais je n’aime plus les robes. Je jure comme un marin, je cuisine comme une ménagère.
Suis-je une femme, dites-moi ?
J'espère que tu vas crever, espèce de salope répugnante
D’un côté et de l’autre, j’aimerais mais parfois, il y a en moi une dualité qui ne se réconcilie pas.
Quand je me suis rasé la tête, j’ai ressenti un profond soulagement. Ces cheveux que j’avais toujours eus au moins assez longs pour devoir m’en occuper avaient disparu. Et avec eux, une partie d’une identité que je n’avais pas choisie. Je fais partie de ces gens qui ne ressemblent à personne de célèbre et à qui on dit « j’ai croisé ton sosie » mais en fait ce sosie c’est juste quelqu’un qui a des cheveux très frisés aussi. Comme les mecs blancs barbus qui se ressemblent tous de loin.
Mais les cheveux longs et bouclés c’est quelque chose, quand même. C’est très femme. Il faut qu’ils soient beaux, brillants, les boucles bien définies, pour ne pas faire négligée. On n’utilise pas souvent cet adjectif au masculin. Les femmes sont négligées. Les hommes sont débraillés. Ce n’est pas tout à fait la même chose. J’ai appris récemment qu’en cas d’hospitalisation psychiatrique, ne pas être épilée pouvait être inscrit dans le dossier d’une patiente comme un symptôme d’incurie.
Je crois que je cocherais toutes les cases de cette incurie sexiste, moi qui n’aime pas tant les fringues, ne me maquille jamais, ne lutte pas contre mon acné, ne m’épile plus, prends du poids en faisant tout pour m’en foutre. Et moi qui ai maintenant les cheveux courts.
J’aimais tellement ma tête, les cheveux courts.
Et puis mon livre a été médiatisé, et mon compte Instagram avec ma tête dessus a été scruté au-delà de la bulle charmante de personnes sympa qui me suivent d’ordinaire. Des mecs sont venu me dire que je leur ressemblais. Ils ne savaient pas vraiment si j’étais un homme ou une femme, en tout cas j’étais laide. Des photographes sont venus me tirer le portrait pour des médias nationaux et figurez-vous que j’ai paniqué. Ce n’était pas vraiment à quoi vais-je ressembler ? mais : quelle image vais-je renvoyer ?
Celle d’une meuf négligée ? Certainement pas.
J’ai pris rendez-vous chez le coiffeur en urgence, pour avoir une coupe de cheveux civilisée. En vrai, à ce moment-là, j’avais envie de me raser le crâne à nouveau, mais je n’ai pas osé. Je ne voulais pas que mon visage immortalisé pour qui sait combien d’années à venir soit celui de cette Furiosa (la beauté hollywoodienne de Theron en moins, je ne suis pas si vaniteuse) qui piétine allègrement les normes de genre et s’assoit sur les codes du féminin.
Parce que je ne suis pas cette meuf-là.
J'aimerais bien parfois, je trouve que ces meufs-là (et ces personnes non-binaires-là) sont belles et fortes et sexy, tout ça à la fois. Mais ce n'est pas moi.
J'ai regretté. La coupe de cheveux policée et le maquillage que j'avais posé sur mon visage pour me donner l'air plus forte. De toutes les photos qui ont été prises de moi, celles que je préfère sont celles où j'ai le visage doux du no makeup, avec ses traces de fatigue et de stress. Ma vraie tête.
Va te faire foutre, sale gouine
Et j’ai remarqué que depuis que des hommes inconnus me disent que je leur ressemble, je n’aime plus mes cheveux courts. J’aimerais vous dire que c’est parce que je n’ai pas envie de ressembler à de médiocres masculinistes obtus et pathétiques. Mais en réalité, c’est parce qu’ils appuient là où ça a toujours fait mal en moi. Les cheveux rasés, dans ma bulle de gentils et de gentilles, je découvrais avec délectation une androgynie nouvelle. Deux ans après avoir traversé une grossesse qui avait laissé ses traces sur mon corps, j’étais ravie de voir mon visage autrement, plus anguleux, moins fait pour plaire. J'étais ravie aussi de disparaître en tant que femme aux yeux des hommes dans la rue. Le temps très court qu’a duré le déconfinement, je l'ai remarqué si fort que ça m'a fait vibrer : dans l’espace public, les hommes ne me regardaient plus du tout. Quelle paix royale, d'être invisible, quand on veut l'être.
(photo : Oxybul)
Mais très vite, sur Internet, c'est l'inverse qui s'est produit. Je le sais : la haine n'a pas de rationnalité, et si ça n’avait pas été mes cheveux ça aurait été autre chose. Mais cette coupe m’a bel et bien fait apparaître, m’a révélée — en même temps que mon coming out bi international — comme étant ce que je suis : une femme qui n’a jamais su appartenir à sa case. Je suis un triangle qui est fatigué d’essayer de rentrer dans le trou carré.
Et ça, c'est ma fragilité.
Tu m'étonnes que tu détestes les hommes, avec ta sale tronche personne a jamais voulu de toi
Quand je vois certaines femmes si sexy, si féminines, qui trouvent un plaisir sincère dans la mode ou le soin du corps, je suis envieuse, je crois. Les injonctions à se conformer sont encore aujourd’hui plus dures à supporter que celles, féministes, à se libérer. Parce que quand on n'y arrive pas, on n'y arrive pas — et on le paye vraiment. En haine de soi, en dysmorphophobie, en crises d'angoisses et en tentatives douloureuses de devenir quelqu'une qu'on n'est pas. On peut lutter. J’ai eu ma phase makeup, jupes courtes et escarpins. Mais je n'ai jamais réussi à lutter bien longtemps. Je ne peux pas être confortable dans un déguisement.
Ce n’est pas que je me trouve laide. Figurez-vous qu’après une décennie de TCA et de cette fameuse dismorphophobie, aujourd’hui et depuis plusieurs mois quand je me vois nue dans un miroir, je me trouve belle. J’aime les formes de mon corps, l’arrondi de mes seins, le creux de mes hanches, l’évasé de ma taille, le moelleux de mon ventre et la rondeur dorée de mes épaules. Mais il suffit que j’enfile les vêtements qu’on est bien obligé·es de porter pour me sentir couler dans le moule informe d’une identité mal définie.
Nue, je suis juste une personne, ni femme ni homme parce que ça n’a pas tant d’importance. Ne me voit nue que la personne que j’aime le plus au monde, celui qui me dit que je suis belle dix fois par jour, alors je m’aime ainsi, dans ce regard – le sien, le mien – qui m’accepte toute entière sans condition. C'est cocasse, comme le vêtement est synonyme de vulnérabilité, pour moi qui habillée me sens toujours inadéquate. Dans ces tailles qui ne veulent rien dire, dans ces pièces inconfortables, pas conçues pour la chair, le gras et le mouvement. Ces vêtements qui ont pour mission de nous faire rentrer dans les idées préconçues.
On m’appelle monsieur dans le train malgré mon décolleté, et ça me fait étrangement mal au ventre.
Dézoomons un peu de mes petits états d'âmes. Comme me l'a rappelé Chloé Madesta, ce qu'ils veulent dirent en fait, ces hommes, ce n'est pas tant que je leur ressemble. Ce qui les fait chier, c'est que je ressemble à une gouine. Et les lesbiennes, évidemment, n'en ont rien à foutre, de plaire aux hommes. Moi, comme les lesbiennes, j'en ai rien à foutre de plaire aux hommes. Je ne conçois aucun plaisir à être la cible du désir sexuel masculin aléatoire. Mais
Mais
Je tourne en boucle, je tourne en rond, je n'arrive pas à finir cette phrase.
Grosse et moche. Dégueulasse.
Ça réactive des trucs, c'est évident, et c'est frustrant. Me reviennent en tête toutes ces fois depuis l'enfance où on m'a dit que j'étais moche, quand bien même c'était objectivement faux (j'étais super mignonne, plus jeune) — et surtout quand bien même ce ne sont pas des choses qui se font. À chaque fois, cette laideur fantasmée tenait des standards du regard masculin.
Quand j'avais neuf ans (j'étais en sixième, mais j'avais neuf ans), un garçon de ma classe est venu me dire, tout fier, que les autres mecs et lui avaient décrété que j'étais "imbaisable, si plate que ce serait comme coucher avec une planche à pain".
Quand j'avais quatorze ans, tout mon lycée m'appelait "la lesbienne" parce que je ne me rasais pas très bien pour la piscine (avant de me faire dispenser de sport parce que j'en avais marre qu'on se moque de ma cellulite et de ma pilosité) et que je ne maquillais pas.
Quand j'avais seize ans, je suis brièvement sortie avec un gars qui ne savait pas faire de compliments, et qui me disait "t'es pas moche aujourd'hui" alors que j'avais fait tant d'efforts pour être jolie.
Quand j'avais dix-sept ans, j'ai rencontré un mec très chouette et je me suis forcée longtemps à m'épiler, à me maquiller, à mettre des jupes et des sous-vêtements féminins et sexy, parce que j'avais peur qu'il réalise que je n'étais pas belle comme il semblait le penser. Je ne pouvais pas être belle comme une femme puisque je ne faisais rien de ce que doivent faire les femmes pour être considérées comme belles.
🤮🤮🤮🤮🤮
Je suis en colère que ces standards masculins pèsent encore si lourd, même sur moi, l'autrice de Moi les hommes, je les déteste. C'est que mes propres mots ne sont pas performatifs, pas magiques, pas même pour moi. J'aimerais renverser la vapeur d'un grand coup de pied dans des burnes mais tout est si lent à changer. Et il faut tellement d'énergie pour reprogrammer les automatismes de nos cerveaux nourris depuis toujours à la purée immonde du patriarcat et de la misogynie.
Alors oui, en conclusion, c'est vrai que je ne ressemble pas une jeune femme hétérosexuelle, sexuellement disponible, joviale et heureuse de se faire cracher à la gueule par la vie, la société et par les mecs qu'elle rencontre.
Il est urgent que ce soit une victoire, que ce soit une force, et plus quelque chose qui fait tituber comme au bord d'un précipice. Il serait temps de plonger la tête la première dans ce précipice, au lieu de nous laisser ralentir et raccourcir. Il serait temps qu'on regarde les femmes, et les gens tout simplement, autrement.
Voilà. Bises.
À bientôt,
Pauline.