Un·e invincible invité·e : Florence Rivières
Quand j'ai eu 18 ans, j'ai commencé à poser. Je l'ai fait pour la même raison qu'un tas de personnes afab1 : on m'avait répété que A) j'étais moche et B) ma valeur, donc mon droit à la confiance en moi, se trouverait dans mon Apparence Physique et nulle part ailleurs.
J'ai fait ça pendant dix ans, remplaçant peu à peu la petite moche par une entité qui se sentirait en droit d'exister dans le monde, d'y raconter des histoires et enfin, de tenir des positions. Je recevais de la reconnaissance pour mon travail, alors de plus en plus je me disais que, peut-être, je n'avais pas à être le paillasson de tout un chacun.
En tant que personne blanche, jeune et mince, ma prise d'une position dans l'espace public n’a pas vraiment fait trembler les fondements politiques de la Terre. Pourtant, plus je prenais confiance en moi, moins j'étais susceptible de tomber dans le panneau des discours patriarcaux capitalistes, et c'est en tant que modèle que j'ai d'abord construit mon féminisme. C'est une partie de mon histoire que je ne peux pas réécrire, et je ne compte pas le faire.
Et aujourd'hui, j'aimerais parler de la façon dont cette prise de confiance s'est produite, et à quelles conditions.
Connaissez-vous le concept de Compulsory heterosexuality ? Adrienne Rich l'a popularisé en 1980 dans son essai Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence. L’idée est que plus qu’une orientation sexuelle, l’hétérosexualité est une institution politique. Dans une société patriarcale, cette institution est présentée comme norme, martelée jusqu’à ce que vous n’ayez même pas l’idée d’envisager une alternative. Ça passe par des représentations culturelles (films, livres, séries), des validations envers tout comportement jugé conforme à l’hétérosexualité, et au contraire la promesse que votre vie sera bien plus difficile en dehors d’un couple hétérosexuel. Tout cela, bien sûr, profitant à une répartition patriarcale des pouvoirs. Je pense que c'est pareil avec l'expression de genre. Me voir devenir modèle photo a dû être une surprise pour pas mal de gens. Ça allait au-delà du fait qu'on n'imagine pas une victime de bullying2 se mettre soudain en avant. Où était passé l'enfant qui grimpait aux arbres, faisait régulièrement face à des châtiments physiques pour avoir fait passer des jeans de contrebande à l'école afin de se changer dans les toilettes et se rangeait deux fois par jour dans la file des garçons au lieu de celle des filles3 ? Les corsets et le maquillage, les boucles rousses m’ont ravi.e pour un temps : j’incarnais un personnage, c’était du jeu, et j’aimais ça. Je n’avais pas encore compris qu’on ne nous laissait prendre l’espace public qu'à condition de performer plusieurs normes. Ma blanchité n’étant pas en question, il restait la féminité. Ce que je voyais comme une série de costumes amenait tout le monde à se féliciter de me voir reconnecter avec ma féminité. La reconnexion — le lavage de cerveau — a été si réelle que j’en ai oublié ce que c’était, que de se sentir en phase avec son genre. Je performais diverses féminités qui avaient en commun d’avoir l’air cisgenres, et chaque fois que j’en ressentais un malaise, je l’attribuais à une forme de syndrome d’imposture.
Je n’assume d’être une personne non-binaire que depuis quelques années, alors que la totalité de mes comportements d’enfant allaient dans ce sens, sans encore avoir les mots à poser dessus. Ce n’est pas un hasard s’il a fallu que je m’éloigne du milieu des photographes et des modèles pour y parvenir.
Il y a, bien sûr, eu des moments d’euphorie de genre6, des allié·e·s involontaires et des indices. Mais la plupart du temps, quand j’essayais de sortir de cette image très féminine, je me heurtais aux barreaux d’une prison dorée de faux compliments qui, sans cesse, me ramenaient à ma supposée condition de femme de façon plus pernicieuse que ne l’auraient fait des reproches ou des violences ouvertes. Si je suggérais timidement que j’aurais pu passer pour un garçon, on me rassurait : “Ne dis pas de mal de toi, tu es très belle”. Si j’envisageais de couper mes cheveux, de réduire la taille de ma poitrine, on m’enjoignait à penser à celles qui n’avaient “pas ma chance” (donc de plus petits seins ?) et à finir mon assiette de féminité, et plus vite que ça. Enfin, quand j’envisageais d’investir d’autres domaines que la pose, on jouait les managers : surtout pas ! J’avais trouvé ce qui marchait pour moi, il ne fallait plus jamais en dévier !
En fin de compte, la gêne s’est muée en peur. Si l’on pouvait me faire mal avec des compliments, que me feraient-ils si je les fâchais ?
Pourtant, les exemples de modèles photo et de mannequins queer ne manquent pas dans l’histoire de la mode4. Mais d’une part, ces personnes sont arrivées en tant que personnes queer, et de plus c’est leur esthétique, et non leurs corps, qui est médiatisée. La renommée relative que j’ai eue à un moment s’est construite depuis le placard, et autour du placard. Les regards projetés sur moi contribuaient à me repousser vers des attributs dits féminins5.
Il est amusant de constater qu’aujourd’hui j’ai énormément de mal à poser : il est très difficile de se détacher d’habitudes qu’on a intériorisées comme efficaces, c’est-à-dire propices à susciter la validation d’autrui. Or dans les poses dites féminines, je ne parviens plus à me sentir costumé·e — et non déguisé·e7. Ces costumes ne sont plus à ma taille, je ne m’amuse plus avec. J’ai trouvé mon corps, ma peau. Il me faudrait retrouver mes poses, peut-être.
Pendant des années, j’ai gardé la pose comme une sorte de doudou artistique. Parce que pendant des années, c’est resté facile et confortable, je pouvais me tourner vers elle si je me sentais incapable. Et ça payait les factures, même si j’étais moins à l’aise avec ça. Je pouvais explorer, grandir ailleurs. Puis la vie dans le capitalisme m’a rattrapé·e par le col et m’a rappelé que je n’avais pas l’énergie et le temps de m’éparpiller. Il m'a fallu me consacrer à ce qui me faisait vraiment du bien créativement. Je ne suis plus un·e modèle qui joue et qui écrit. Je suis autrice. Et je n’ai vraiment, vraiment plus envie de performer un genre qui n’est pas le mien quotidiennement.
Je conserve ce que ces années m’ont appris et je me déleste du reste, peu à peu. Avoir perdu du temps n’est pas le plus grave qui aurait pu m’arriver. J’ai arpenté d’autres chemins, et peut-être bien que sans eux, je n’aurais pas non plus compris la joie qui m’a pris.e quand on s’est naturellement mis à me genrer au neutre, à s’assurer qu’on utilisait les bons pronoms. Je poursuis mes explorations à un endroit où on n’essaiera plus de me tirer où je ne veux pas aller, que ce soit bien intentionné ou le fait de Pygmalions en herbe.
C’est extrêmement difficile de trouver l’espace d’être sans performer une injonction ou l’autre. Mais prenez soin de vous. Si vous êtes mal à l’aise avec les points sur lesquels on vous complimente, c’est peut-être parce que vous n’osez pas vous penser comme personne légitime.
Ou c’est peut-être pour une bonne raison. Peut-être sentez-vous que ces compliments sont là pour vous modeler, délicatement, fermement, dans une direction qui ne résonne pas avec qui vous êtes. Pour faire de vous ce qu’il serait pratique que vous soyez – aux yeux de celleux qui les formulent.
(publié initialement sur Substack en novembre 2021)
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Assigned Female At Birth, assignées comme femmes à la naissance. ↩
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Harcèlement scolaire. ↩
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Oui, vous avez bien lu. Il y avait des files séparées pour les filles et les garçons. ↩
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Voir le livre A Queer History of Fashion, le documentaire Disclosure (disponible sur Netlix) et ce post Instagram. ↩
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Dans L’Art de la Pose, je conceptualise le modèle comme catalyseur de l’échange photographique : iel reçoit le regard d’un.e photographe, l’environnement, le contexte, le décor, le costume et ce qu’iel a à l’intérieur, et renvoie un mélange de tout cela vers l’objectif. ↩
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L’euphorie de genre est un concept employé pour désigner un rapport positif à sa transidentité ou non-binarité ou, plus concrètement, un sentiment de bien-être, de confort ou de joie lorsque notre identité de genre est respectée par autrui ou que nous nous sentons capables de l’exprimer d’une façon qui nous convient. ↩
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J’emprunte ici cette subtilité linguistique aux communautés, pêle-mêle, du cosplay, de la reconstitution historique, du GN… Enfin tous ces groupes sociaux pour qui le costume est une affaire sérieuse et que l’on tend, lorsqu’on emploie le terme déguisement, à vouloir infantiliser pour cela. ↩