Suffisamment bonne
Salut,
Deux facettes de ma vie difficiles à concilier en ce moment : je suis nouvellement parent, et presque tout aussi nouvellement écrivaine. D’une manière que je qualifierais de « cocasse », mes deux préoccupations, toujours en ce moment, sont d’être au jeu de la parentalité, et à celui de l’écriture, suffisamment bonne.1 Je dis que c’est cocasse car, d’aussi loin que je me souvienne, une des grandes questions de ma vie a toujours été : suis-je une personne suffisamment bonne ?
Peut-être que c’est dû à ma très grande difficulté à me lier d’amitié à l’âge où c’est censé être le plus facile. Quand personne ne veut être ta copine à la récré, peut-être que tu développes un questionnement anxieux à la limite du trouble, « personne ne m’aime, ça doit vouloir dire que je ne suis pas aimable, et donc que je suis une personne nulle, donc une mauvaise personne ». Paradoxalement, je trouve plus facile de lier des relations durables et profondes maintenant que je suis plus vieille, mais surtout, depuis qu’il y a Internet dans ma vie.2 Pouvoir échanger parfois des années et en profondeur avec les gens par écran interposé avant de me jeter dans le bain de la rencontre physique m’a souvent rassurée.
Aujourd’hui, je doute moins je suis une personne suffisamment bonne. Je me sens aimée assez solidement pour que ma valeur me soit acquise. Mais tout comme j’ai dû me demander plus d’une fois si j’étais une bonne pianiste (non) ou une bonne peintresse (non plus), chaque nouvelle aventure dans ma vie me fait demander si, à ça, je suis assez bonne pour que ça vaille la peine de continuer. Vous me direz, avec l’écriture, je peux toujours arrêter, ce n’est qu’une activité comme une autre. Parente, bon, c’est… plus permanent.
Au fond je ne pense pas que je puisse abandonner l’écriture, pas plus que je ne veux abandonner ma fille, même quand c’est terriblement dur d’être sa mère. Quelque part tout au fond, je sais que ce n’est jamais sa faute.
J’imagine que c’est une phrase qu’on a toutes et tous pensé, à l’adolescence, quand on se rend compte que l’enfance c’était déjà pas de la tarte mais alors ce qui arrive… : « j’ai pas demandé à venir au monde, moi ». Je regarde mon bébé, que le reflux rend douloureuse souvent, qui peine à trouver le sommeil, devant qui je perds patience, et toujours je sais qu’elle n’a rien demandé. C’est moi qui ai voulu qu’elle soit là, qu’elle partage un bout de ma vie, et c’est vertigineux quand on y pense. On met sur terre des petites personnes dont on sait pertinemment qu’elles devront survivre à notre disparition. Si tout va bien. Même si tout va bien. Même si on n’était pas sur la ligne temporelle la plus sombre, qu’on ne vivait pas sur un caillou en flammes au destin écrit par des nazis, c’est-à-dire que même si on pouvait promettre à notre progéniture une existence libérée de toute souffrance matérielle, lui garantir que ses rêves se réaliseront, qu’elle n’aura pas à endurer d’inutiles peines, il faudra bien qu’on meure, et de préférence avant elle. C’est l’ordre des choses.
J’y pense souvent tandis que je vérifie frénétiquement que ma fille est bien endormie, et pas pire. Qu’un jour elle me verra décliner puis mourir. Ah ça, on sait s’amuser, quand on manque cruellement de sommeil.
Je sais très précisément pourquoi j’ai voulu avoir un enfant. J’ai envie de connaître l’expérience, aussi bien physique que psychologique, de la grossesse, de l’accouchement, puis de la parentalité. La totale, dans ma chair et dans mes synapses. On pourrait se dire que j’ai voulu ça comme j’ai voulu savoir ce que ça faisait, de faire la Tour de la Terreur à Disneyland. Peut-être que ce n’est pas bien différent, juste un peu plus égoïste.
En tout cas, je n’ai jamais prétendu être une mère parfaite, et tant mieux parce que ouhlà, je ne le suis pas. Ça me rappelle que je n’ai jamais voulu non plus être une écrivaine parfaite. Parfois, n’avoir aucune ambition est un service qu’on se rend.
Quand j’ai écrit mon premier roman, je me disais que ce n’était pas très grave s’il n’était jamais publié : je voulais juste me prouver que je pouvais écrire une histoire du début à la fin. Je l’avais fait, au pire mes amies qui l’avaient lu avaient passé un bon moment, d’après elles. Je savais bien que je n’avais pas écrit un chef-d’oeuvre, un récit qui transcenderait l’histoire et l’art. Ça n’avait aucune espèce d’importance. Je n’ai pas eu la prétention non plus de changer le monde, quand j’ai écrit Moi les hommes, je les déteste. Il a souvent été reproché à ce livre d’être finalement assez tiède, et pas du tout révolutionnaire. Je suis d’accord. Je ne sais pas s’il est possible de savoir, quand on crée, que ce qu’on est en train de fabriquer va modifier la structure du monde, ou nous survivre, après notre mort. J’imagine que non. On peut juste espérer que ce qu’on est en train de fabriquer va nous modifier nous, assez pour qu’on continue d’évoluer, et que ça va modifier un tout petit peu les personnes qui y seront ensuite exposées. Un tout petit peu, c’est beaucoup quand même, quand on pense à l’inamovibilité – apparente – de tout ce qui nous blesse.
On se dit qu’on est pour toujours écrasé·e par les oppressions, les traumatismes ou les difficultés, qu’elles ne bougeront jamais, et puis même si ce n’est que iota par iota, on finit par parvenir à dégager nos carcasses fatiguées de sous les gravats qui ne seront pas nos stèles.
Il est indéniable que, pour aussi difficile et lumineuse qu’elle soit, l’expérience de la parentalité est en train de modifier ma structure à moi. Ce sera le cas tout le long du reste de ma vie, et c’est ce que je recherchais – je suis servie. Chaque livre que j’écris me transforme aussi, et je trouve profondément rassurant qu’il ne faille pas atteindre une perfection crétine et pompeuse pour que la métamorphose opère et y trouver une forme de satisfaction. Il me suffit de faire de mon mieux.
En ce moment, je me trouve souvent nulle. Je suis trop fatiguée pour être la mère bonheur épanouie, trop fatiguée pour écrire une seule ligne3. Je ne suis pas aussi performante, aussi énergique, joyeuse, poétique, productive, aimante, (propre ? Écrit-elle depuis ses cheveux sales de dix jours) que je le voudrais. Mais je fais de mon mieux.
Ça devra suffire. Si vous avez déjà fréquenté un bébé, vous connaissez le regard très sérieux qu’ils ont parfois, qui va jusque dans votre âme et en sonde les profondeurs. Parfois, quand ma fille a cet air grave et qu’elle regarde à l’intérieur de moi, je crois qu’elle voit combien je rame, mais aussi combien je l’aime, et forcément, combien je fais de mon mieux. Elle me pardonne et elle m’accepte, je le vois à chaque sourire radieux qu’elle m’adresse dès qu’elle ouvre les yeux.
C’est dommage que les manuscrits n’aient pas la capacité de sourire à leurs auteur·ices, de ce sourire édenté qui creuse des fossettes dans des joues rebondies. On serait sûrement plus rassuré·es.
À l’année prochaine (j’adore cette blague au premier degré),4
Pauline
Je fais référence ici à l’expression théorisée par le pédiatre anglais Donald Winnicott, qui disait sûrement plein de trucs très intéressants, mais dont je n’ai eu vent que de cela, la « good enough mother » qui serait juste normalement dévouée mais pas trop, pour que son enfant se développe correctement.
D’adulte, quand même, parce qu’Internet dans ma vie de pré-ado et d’ado a aussi été une source de danger. D’où l’importance d’accompagner les enfants et les ados dans l’usage d’Internet, sans en faire un épouvantail car il s’y passe de belles choses, mais sans minimiser ce qu’on peut y trouver de moche.
Vous avez le privilège de ces quelques mots à lire, mon éditrice vous jalouse sûrement.
Sauf si vous êtes abonné·e à la version payante, auquel cas, à la semaine prochaine…