Si tout va bien
Vous le saviez, que j'ai bientôt 30 ans ? Je pense pourtant ne l'avoir jamais mentionné ici.
Salut,
Dans 5 jours j’ai 30 ans. Si vous n’êtes pas au courant, j’ai écrit et bricolé un zine pour fêter cet anniversaire qui m’épate, il est encore temps (jusqu’au 6 décembre, en fait) de commander un exemplaire.
J’ai presque 30 ans, ma fille en a 2, mon mariage en a 10, je suis entourée de chiffres ronds comme des oeufs1, de boucles temporelles parfaites. Je suis satisfaite, je contemple mon œuvre avec le sentiment du devoir accompli, je contemple mes acquis comme une lionne ses terres.
J’ai le vertige aussi. 10 ans de mariage à 30 ans, rapide calcul, on dépassera facilement les noces d’or. Si tout va bien. 2 ans de mon enfant lumière, rapide calcul, quand elle en aura 22 j’en aurai 50, je serai à peu près au milieu de ma vie et elle encore au seuil de la sienne. Si tout va bien. Ça veut dire qu’à 30 ans je me sens aguerrie et mes cheveux blancs veulent me dire que j’ai accumulé parmi mes soucis la sagesse d’y faire face, mais je suis encore au seuil de quelque chose, n’est-ce pas ?
Je l’ai déjà dit mille fois, c’est même un peu la raison d’être de cette newsletter même si j’en parle par mille chemins détournés : je suis fascinée par l’âge adulte. C’est quoi, être adulte ? C’est quand ? C’est quand on déclare ses revenus aux impôts ? Quand on achète un canapé ? Quand on contracte un prêt, quand on se met à aimer le café, quand on ne peut plus en boire après 16h sans risquer une insomnie ? Quand on tombe enceinte, quand on avorte, quand on accouche ? Quand ma fille m’appelle et que je réalise que je m’appelle Pauline mais que je m’appelle aussi Maman, et ce jusqu’à la fin de mes jours ? Si tout va bien.
30 ans c’est rien du tout. Par le truchement du hasard, l’immense majorité de mes ami·es a plus de 30 ans. J’ai toujours été le bébé du groupe, celle dont on pense qu’elle n’a pas connu les francs (eh si), celle qui n’a pas grandi ni avec Buffy, ni avec Friends, ni avec Britney Spears (j’étais fan de Jenifer, moi). Celle dont on s’étonne donc qu’elle connaisse si bien le répertoire de NostalgieFM. 30 ans c’est pas grand-chose, c’est peut-être le tiers de ma vie. Si tout va bien.
Pourtant je ne peux m’empêcher de penser que même si c’est pas grand-chose, c’est beaucoup aussi. Finalement beaucoup d’expériences qui, glissées bout à bout sur le fil de ma vie que tendent les Parques, me font un grand collier de perles précieuses. Quelques souvenirs inoubliables, parmi d’autres :
- le soleil brûlant sur la craie rouge des Cévennes pendant mes vacances d’été, enfant, où je grimpais la colline mes cheveux pleins de chlore, au son des cigales, pour aller manger du taboulé Garbit dans une assiette en mélamine des années 70, assise en paréo bleu sur un siège de plastique blanc
- la première histoire que je me souviens avoir écrite, sur le vieil ordinateur familial, j’avais peut-être quatorze ans : ça racontait une femme qui apprend qu’elle est enceinte pile quand son mec décide de la quitter pour une femme plus jeune et plus jolie – je ne sais pas d’où elle sortait, celle-là, mais il faut croire que j’ai toujours écrit les mêmes histoires
- le son étouffé de mes pas sur le tapis moelleux de la bruyère des Highlands, quelques mètres avant le phare de Dunnet Head, Northernmost point of mainland Great Britain (sa latitude est plus au nord que Stockholm) : fin août il y faisait 12 degrés glaciaux, le vent fouettait mon visage, je ne m’étais jamais sentie aussi vivante
- le jour où j’ai découvert que l’immense Roxane Gay avait lu, et aimé !, I Hate Men, l’adoubant comme un delightful little book – pour ne jamais oublier cette joie improbable je me suis fait tatouer convincing af sur l’avant-bras
- le soulagement immense d’une brise fraîche un beau matin de septembre après plusieurs semaines de canicule, quand je suis entrée à la maternité sans imaginer que j’étais sur le point de rencontrer l’enfant que j’attendais depuis si longtemps
- un soleil brumeux qui se lève sur des montagnes basses et déjà enneigées, que j’observe assise sur un banc, face à la vallée, pendant un week-end de yoga où j’ai pleuré des larmes encore inconnues ; j’ai pleuré de gratitude, et sangloté encore de la chance de n’avoir pas encore découvert tout le répertoire des émotions
Je vous écris depuis un ciel bleu, quelques cadeaux de Noël achetés le nez rougi par le froid, une tasse de thé froid à portée de main. Je vous écris depuis ma peau tout à fait tatouée par la vie – piquée d’encre, distendue de vergetures, hérissée de poils, et cette cicatrice bizarre sur l’index gauche quand j’ai passé mon doigt dans un mixeur, qui me rappellera toujours que je ne suis pas aussi intelligente que j’aimerais le croire.
Je vous écris à l’aube d’une nouvelle décennie que je me souhaite solide et franche. Pas facile, la vie ne l’est jamais, je ne suis pas naïve. Mais solide, oui. Comme mes jambes qui me portent et même peuvent maintenant courir, comme mes bras qui portent ma fille et un carton de 300 zines. Franche, comme ce visage que je n’ai pas choisi, et qui souvent me trahit – je ne peux pas mentir, ma bouche se tord ou sourit, mes yeux se lèvent ou s’écarquillent.
Il n’y a que les matins dont j’aime la brume inquiétante, de la vie j’attends souvent beaucoup moins de surprises, beaucoup moins de happenings. Mais j’imagine qu’on n’arrive pas là, satisfaite et confiante, sans avoir déchiffré quelques mystères jetés là par la route elle-même, juste pour tester notre agilité. Il y a pourtant deux ou trois choses dont je suis sûre : en 30 ans, j’ai appris à aimer, à être aimée, et à faire confiance.
J’aimerais conclure qu’il n’y a pas de plus beau cadeau, mais j’ai quand même demandé qu’on m’offre un massage. J’ai aussi appris que j’habitais un corps et qu’il faut prendre soin de sa maison.
Je vous souhaite un beau dimanche. Je sais que certaines ici me suivent depuis presque mes quinze ans, si j’y pense trop j’ai le tournis. Mais que vous me lisiez depuis une décennie ou depuis une semaine, merci de faire partie de mes bonnes raisons de rester.
En vie, en ligne, connectée.
Allez, je reconduis le bail pour trente ans. Si tout va bien.
À bientôt,
Pauline
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Ne me demandez pas pourquoi, pour moi 2 est un chiffre rond. ↩