Séparer l'horreur de l'artiste
Je réfléchis à la douleur de devoir renoncer à mes artistes préférés à cause de leurs actions immorales.
Salut,
La semaine dernière, je vous parlais des émotions immenses qui m’ont submergées au troisième concert de Francis Cabrel auquel j’ai assisté. J’avais aussi commencé à écrire des lignes entières sur cette ligne sous haute-tension qui existe entre le féminisme radical et les artistes masculins qui façonnent notre ADN. J’avais envie de m’excuser, presque, d’être « fan » d’un chanteur, alors que chaque année, chaque mois, semaine après semaine, des artistes masculins célèbres et chéris se révèlent être des individus peu recommandables.
Cette année, dans mon paysage culturel personnel, il y a d’abord eu Neil Gaiman, dont j’ai aimé beaucoup d’oeuvres et qui a été accusé d’agressions sexuelles, puis Gérard Darmon, qui me fait beaucoup rire dans Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre et dans La Cité de la peur, et qui est accusé d’agressions sexuelles. Tout récemment enfin, Justin Baldoni, acteur iconique de la série chouchou Jane The Virgin et auteur d’un TED Talk sur la masculinité toxique, est accusé de harcèlement sexuel. La liste est bien sûr beaucoup plus longue encore, mais je ne vous parle là que de ces nouvelles qui m’ont fait soupirer de tristesse autant que de colère, comme si ça me touchait personnellement.
Ce ne sont pas des hommes dont j’étais fan. J’essaye autant que faire se peut de ne pas idolâtrer des gens – je pense que ça leur ôte un peu de leur humanité, et les place quelque part où personne n’a envie d’être (sauf celleux qui ne devraient surtout pas y être). Mais indéniablement, ce sont des artistes qui ont participé à des œuvres qui sont inscrites en moi, et qui sont pour toujours gâchées dans mon cœur.
Je ne sais pas si c’est une surprise, mais j’ai été une grande fan de J.K. Rowling. À l’époque où je n’avais pas assez de recul pour ne pas idolâtrer des gens, je veux dire. Il faut imaginer le mythe puissant que sa figure charriait, à l’époque des livres Harry Potter. Une femme relativement jeune devenait, par la force de son travail acharné, l’écrivaine la plus connue au monde après avoir inventé un univers foisonnant qui était devenu une pierre angulaire de la construction de millions de jeunes personnes dans le monde entier. Pour l’adolescente aux timides rêves d’écriture que j’étais, c’était irrésistible. Je n’avais pas du tout assez confiance en moi pour penser « je veux être la prochaine JKR » alors je la trouvais juste formidable. Je relisais Harry Potter tous les ans, je chérissais mon édition reliée de son premier roman pour adulte, The Casual Vacancy. Je me suis jetée sur les polars qu’elle a écrits sous le pseudonyme de Robert Galbraith et je les ai dévorés.
Je me souviens très bien du moment où j’ai commencé à me dire « hm, quelque chose cloche ». Ça devait être au deuxième tome des enquêtes de Cormoran Strike. Je trouvais la narration très conservatrice à plusieurs endroits, et il y avait un truc avec un personnage de femme trans qui me mettait mal à l’aise. C’était en 2014 et en faisant mes recherches pour cette lettre, je tombe sur des subreddits qui se posaient les mêmes questions que moi à l’époque. Qu’est-ce qu’elle peut bien vouloir dire par là ?
Depuis, JKR s’est révélée être une abominable transphobe. Et moi, je ne veux plus rien avoir à faire avec elle. Aux alentours de 2015, j’ai donné tous mes tomes de Harry Potter, ceux avec lesquels j’avais grandis, qui étaient cornés, la dorure effacée d’avoir été tant manipulée. C’était les livres les plus lus, les plus aimés de toute ma bibliothèque. J’avais pour objectif de les racheter dans une des belles éditions que sort régulièrement Gallimard Jeunesse, car pourquoi se priver de faire de l’argent en créant des besoins inexistants ? Bref. J’ai racheté petit à petit les cinq premiers tomes, et puis je me suis arrêtée.
Quand j’ai déménagé, j’ai donné ces cinq tomes presque intouchés, j’ai donné The Casual Vacancy, j’ai cancel JKR de ma bibliothèque personnelle. Et vous voyez, ça a pris du temps. J’étais terriblement attachée à cette histoire, Harry Potter est vraiment une pierre angulaire de ma vie. Je n’ai pas boycotté d’un coup, sur un coup de tête, avec rage et emportement. Je n’ai pas fait exprès, je n’ai pas voulu me détacher de cette histoire qui a tellement compté pour moi.
Mais je n’ai plus pu.
Je n’avais plus envie de donner de l’argent à JKR (d’autant qu’elle s’en sert pour financer des lobbys anti-trans). Si ce n’était que ça, bon, j’aurais pu les trouver sur le marché de l’occasion. Mais en fait, je n’avais plus envie de la lire. Mes souvenirs d’étés à lire le dernier tome paru, sous le duvet dans la caravane de mes parents, à la lampe torche, le souffle coupé par tout ce qui se déroulait, tout ça avait été gâché. Bien malgré moi, croyez-le bien. J’aurais tant aimé pouvoir séparer la femme de l’artiste.
Mais la femme et ses idées nauséabondes réapparaissaient constamment en surimpression sur son œuvre, à chaque page, et je n’avais plus envie de penser à ça. De laisser mon imaginaire être peuplé par quelqu’un comme ça.
Et c’est ça qui me brise le cœur, égoïstement, quand un énième homme est accusé pour la énième fois d’avoir commis une énième agression sexuelle. Évidemment je suis en colère pour leurs victimes, et en colère contre le système qui permet à tant d’hommes de faire tant de mal autour d’eux. Mais égoïstement, je suis triste pour tous les pans de ma culture qui tombent, alors qu’eux d’ailleurs ne tombent même pas, ou à peine.
Je ne pourrai plus jamais relire Trigger Warning, ni revoir La Cité de la peur ou Jane The Virgin sans penser que ces mecs-là sont des mecs violents, qui font du mal autour d’eux, et qui essayent de s’en tirer sans conséquences. Et à l’heure où Adèle Haenel reprend la parole en public en parallèle du procès de son agresseur et où on est nombreuses à se sentir privées de l’intelligence et du talent de cette actrice dans le paysage audiovisuel, je me dis que la cancel culture en fait c’est tout ça. C’est quand les victimes sont épuisées par un système qui les pousse dans leurs retranchements et disparaissent de la vie publique. Et c’est quand les agresseurs continuent de parader (la vie de ma mère j’ai encore vu la tronche de Johnny Depp sur une pub Dior la semaine dernière ?!!) pendant qu’on est des millions à devoir fermer les yeux pour ne plus les voir et inscrits sur leur visage, tout ce qu’ils ont fait.
Alors voilà, la semaine dernière j’avais dans l’idée de vous parler de l’épée de Damoclès qui se tient au-dessus de ma relation avec l’oeuvre de Francis Cabrel. J’avais déjà tapé son nom dans Google et lu des trucs hyper funs du genre « qui est Mariette, la petite Marie de la chanson ? » (réponse : celle qui tient le foyer d’une main de maître pour que monsieur puisse s’adonner à son ââârt). J’essayais de peindre la toile de ma vie : celle d’une fan qui sait qu’à tout moment son idole peut tomber. J’essayais aussi de dire que c’était de ses textes que j’étais fan, pas de lui, mais il est ses textes, et si un jour mon poète préféré est accusé, inévitablement cela colorera toute mon expérience de son œuvre. J’essayais de raconter que j’ai beaucoup hésité à écrire sur lui dans mon zine, parce que j’avais peur de le regretter.
Et puis j’ai écouté les épisodes de Bookmakers avec Mona Chollet, où elle parle (entre autres, évidemment) de son affection pour l’oeuvre de la penseuse Annie Le Brun, malgré ses violentes sorties anti-féministes. Je me suis dit qu’il ne faut pas crier avant d’avoir mal, qu’on verra bien, et que j’allais pas non plus laisser la médiocrité des hommes me voler mon plaisir et mes émotions par anticipation.
Je termine cette lettre entourée des vapeurs de sirop de clémentine et mon café a refroidi. On est lundi 23 décembre, le solstice est passé, les jours rallongent enfin. Quand on se retrouvera de l’autre côté de la barrière, on aura changé d’année, un cycle se sera terminé pour qu’un autre commence.
Je vous souhaite une dernière semaine de décembre pleine de clémentines confites : le sucre apporte du réconfort et l’acidité de l’agrume juste assez de piquant pour se sentir vivant·es. Continuons à brûler nos idoles, je pense quelque part qu’on peut le faire une fois que l’édifice de notre personne est bien solide, et qu’alors ça peut aussi être un feu de joie. De découvrir qu’on existe à part entière, qu’on n’est pas juste la somme de ce que les autres laissent en nous.
Build it up and burn it down.
À bientôt,
Pauline
PS : je ne l’ai pas lu mais il est sur ma liste depuis longtemps, l’essai Les Monstres : séparer l’oeuvre de l’artiste ? a été pas mal recommandé par Eva Kirilof (abonnez-vous à La superbe) et est paru cet automne en français (trad. Carine Chichereau) chez Grasset.