Secret défense
Temps de lecture : 5 min
Salut,
J’ai des secrets.
Je suis en retard dans l’écriture de cette lettre parce que je voudrais parler d’autre chose que ces secrets, mais je n’y arrive pas.1 Mon esprit est obnubilé : ne pense pas à une girafe. 🦒 Mince, loupé.
J’ai des secrets et ça ne m’arrive presque jamais. Je fais partie de ces gens qui pensent n’avoir rien à cacher, mais oui regardez mon historique de navigation, regardez ma déclaration de revenus, je suis une oie blanche messieurs dames, ou plutôt je n’ai honte de rien. Pendant très longtemps, les secrets ont eu pour moi le goût de la honte, des mésaventures qu’on garde pour soi parce qu’elles ont la couleur de l’humiliation, qu’elles portent en elles la possibilité de la moquerie.
En vieillissant – en grandissant, je n’ai toujours pas choisi quel verbe est le plus approprié à 27 ans – je me suis défaite de mes couches de honte comme un oignon. La thérapie, ou la sagesse, m’ont fait voir des moments que je gardais sous la couverture de la honte d’un autre œil. Je vais vous raconter une anecdote que j’ai longtemps gardée secrète.
Quand j’étais en CM1 (j’avais tout juste 8 ans), je suis allée en classe de neige avec ma classe et l’institutrice, Mme Gisèle.2 J’aimais pas trop Mme Gisèle, elle était sèche, cassante. Je trouvais qu’elle s’acharnait sur moi parce que j’étais très tête-en-l’air, j’oubliais toujours mon équerre ou mes crayons de couleur. La classe de neige c’était l’aventure pour moi. Dans ma famille, on ne va pas au ski, alors la première et l’avant-dernière fois que j’en ai mis, c’était là. Dans les Vosges, donc du ski de fond, mais ça allait très bien à la petite peureuse que je suis toujours.
Un après-midi, c’était l’heure du rassemblement avant la sortie à ski, et comme d’habitude j’étais en retard. J’ai mis mes chaussures de ski et j’ai réalisé que je devais aller faire pipi. J’ai demandé à Mme Gisèle si je pouvais enlever mes chaussures de ski et aller aux toilettes. Elle a refusé. J’étais déjà en retard, je n’allais pas encore plus pénaliser mes camarades en retranchant à la durée de la sortie le temps que me prendrait mon pipi.
J’imagine que la suite n’est pas difficile à deviner. La sortie a duré plusieurs heures, et sur le chemin du retour, ma vessie a lâché. Avant ça j’ai essayé d’alerter discrètement Mme Gisèle et Marie-Jeanne, l’accompagnatrice, mais le temps que Marie-Jeanne m’aide à trouver un arbre un peu éloigné et à défaire la combi de ski, il était trop tard. Je me suis fait pipi dessus. L’institutrice m’a grondée, je n’avais pas honte de donner du travail dégoûtant supplémentaire à Marie-Jeanne, qui allait devoir laver ma combi et mes vêtements ce soir ? Bien sûr que si, j’avais honte. Quelle question.
Je crois qu’il m’a fallu dix ou douze ans avant de pouvoir raconter cette histoire sans craindre qu’on se re-moque de moi comme l’avait fait l’institutrice. Je me souviens de son rictus méchant avec une clarté étonnante. Dix ou douze ans pour comprendre que je n’avais rien fait de mal et qu’il aurait suffi qu’une adulte responsable laisse une enfant aller aux toilettes pour éviter cette scène humiliante. Je crois que ce qui m’embête dans cette histoire, c’est que Mme Gisèle n’a probablement aucun souvenir de ça, alors que moi, ça m’a hantée dans mes nuits d’insomnies3 pendant longtemps. C’est injuste.
Bref, en grandivieillissant, mes secrets se sont défaits de leur manteau de honte et ont commencé à revêtir d’autres tenues. Travailler sur un livre depuis presque deux ans et ne pas pouvoir dire son titre, dévoiler sa couverture, sa date de sortie, avant une date précise pour respecter tous·tes les acteur·ices de la chaîne du livre et leurs agendas respectifs, c’est un gros secret. Un autre secret : l’immense chamboulement qu’a été mon avortement en 2018 et ne pas en parler en ligne, continuer à poster « comme si de rien n’était », pas par malhonnêteté mais par impuissance – parce qu’il fallait du temps pour digérer, trouver les mots, du temps fait d’un repli dans ce qu’il a de plus tendre et sensible. Du temps aussi pour sortir de la honte.
Par la grande magie de la narration, je finis ce récit en vous faisant l’annonce d’une annonce :
J’ai créé une seconde newsletter, appelée « Nouvelles de l’écriture », à laquelle vous êtes toutes et tous inscrit·es par défaut. Celle-ci a pour unique objet de vous tenir au courant de mes actualités d’autrice : nouvelles parutions, rencontres, ateliers d’écriture si les timings sont bons… Elle aura le rythme auquel me parviennent ces actualités, et je veux par là me défaire d’une communication uniquement axée sur les réseaux sociaux, où je ne suis jamais sûre que tout le monde a eu l’info que je veux délivrer.4
Je vous dis ça parce que le 25 janvier, je vous annoncerai dans cette nouvelle lettre mon prochain livre. Vous n’avez rien à faire pour être sûr·e de la recevoir, et vous pourrez vous en désabonner dès que vous l’aurez reçue, si vous vous en fichez. (No hard feelings, promis.)
C’est aussi le moment de vous dire ici que la lettre gratuite d’Un invincible été passe à un rythme mensuel (et non plus bimensuel) jusqu’à nouvel ordre. J’ai beaucoup de projets (secrets !) qui nécessitent mon attention/énergie et donc de réduire le temps (énorme !) que je passe sur la newsletter. Si les envois du dimanche matin vous manquent, vous pouvez toujours vous abonner à la formule payante, qui elle, reste au même rythme de deux envois par mois.
Je vous laisse, j’ai Ted Lasso.
On se voit en février !
Pauline
Je sais que j’avais annoncé parler de corps et de sensorialité mais voilà, un échec parmi d’autres.
C’est pratique, je peux garder son anonymat : aucune idée de son nom de famille, on appelait nos maîtres et maîtresses M. ou Mme Prénom.
Vous savez, celles où toutes les petites et grandes humiliations de votre vie vous reviennent pour vraiment enterrer la notion même de sommeil réparateur.
Ou plutôt où je suis certaine que pas assez de gens sont touchés par ladite info, merci les algos. Mais c’est le fonctionnement de ces plateformes et si on ne peut pas les changer, c’est à nous de changer d’usages, vous ne pensez pas ?