Se relire
#25
Salut,
Hier, après avoir écrit les derniers mots de l'année dans mon journal intime, j'ai fait quelque chose d'encore inédit pour moi. Je me suis relue. C'est peut-être parce que je venais juste d'écrire que j'avais enfin l'impression de pouvoir regarder l'avenir avec sérénité — de pouvoir ne serait-ce que me projeter à plus de quelques semaines en avant sans paniquer —, c'est peut-être que je sais très bien que je viens de vivre une année extraordinaire par bien des aspects. J'ai décidé de relire un jour par mois sur les douze derniers mois écoulés, pour voir où j'en étais, et où je suis arrivée.
Le 14 janvier, j'écrivais "C’est moche ces sentiments mais ils sont surtout le reflet très lucide de ma réalité. Je suis coincée dans une vie précaire avec pour l’instant aucune porte de sortie". Quelques lignes plus loin, je me demandais si Moi les hommes, je les déteste valait bien la peine d'être publié, malgré les encouragements de mon éditrice. Je me disais que mon boulot de rédactrice commerciale, ou "bullshitteuse professionnelle", comme je l'écrivais, n'était pas en désaccord complet avec mes valeurs d'écrivaine. J'étais à ça 🤏 d'abandonner. Je n'en pouvais plus d'être pauvre et de ne pas savoir où j'allais. Ce début d'année était dur.
Le 13 février : "Je suis la plus fragile des cathédrales." Quelle drama queen celle-là. Je venais de passer un week-end parfait chez mes parents, où tout avait été doux et beau et plein d'amour, et où tout de même j'avais passé deux jours à retenir mes larmes, submergée par une tristesse qui brisait toutes les digues, sans comprendre pourquoi. En revenant de ce weekend, je suis allée voir mon médecin traitant, et j'ai commencé à prendre des antidépresseurs. J'étais à 17 sur l'échelle HAD d'auto-évaluation de la dépression, à 16 pour l'anxiété. J'allais vraiment très mal.
Le 17 mars, je me rappelais de "Googler « symptômes intoxication alimentaire »". Je ne savais pas si j'étais malade à cause d'un Rondelé dévoré alors qu'il n'était plus très frais, d'une crise psychosomatique liée à la peur du Covid, ou du Covid. En fait, c'était le Covid.
Le 16 avril, j'écrivais sans aucune ironie de très longues pages qui contenaient : "Je n’ai plus de mots. Je pense à mon roman, à mes ambitions, et je n’ai rien." À ce moment-là, je venais d'apprendre que Moi les hommes ne sortirait évidemment pas au printemps comme prévu. On était déjà enfermés depuis un mois, et j'étais triste comme les pierres : je n'arrivais véritablement plus à écrire (ce que je voulais écrire, puisque dans mon journal j'étais étonnamment prolixe). J'avais peur de ne plus jamais réussir à rien écrire de toute ma vie, comme si Moi les hommes était mon chant du cygne. J'ai appris depuis que c'est un sentiment presque normal quand on achève un livre. J'ai un peu moins peur.
Le 16 mai pourtant, j'étais en pleine réflexion :
"Je voudrais comprendre pourquoi on n’ose pas parler honnêtement et publiquement de l’IVG. Par crainte que notre discours soit récupéré par nos ennemis politiques ? Ou d’avoir l’air de regretter, d’être jugée ? Je veux comprendre ce qui se joue réellement quand on avorte : l’idée du deuil périnatal attaché à l’avortement m’intéresse."
Relire ce passage de mon journal m'a rappelé mes premiers questionnements lors de la présentation de mon projet de livre sur l'IVG à la maison d'édition. Des objectifs que j'avais un peu perdus de vue depuis. Ça m'a donné de nouvelles pistes à creuser. Je crois que ce bouquin ne ressemblera pas à ce que j'avais en tête l'an dernier quand j'ai commencé à réfléchir dessus, mais c'est pas plus mal.
Le 19 juin, je faisais une liste des choses qui me rendaient heureuse :
Les framboises qui mûrissent
Les tomates qui fleurissent
Les graines semées YOLO qui poussent tranquillou
Faire du pain
Tricoter
Lire Le Prieuré de l’Oranger
En novembre, les tomates faisaient encore des fruits, qui sont en train de pourrir par terre parce qu'elles n'ont jamais rougi. J'en ai conclu que j'étais un peu nulle en culture de tomates, que notre jardin n'était pas idéal pour ça, et que j'allais me concentrer sur les radis et la roquette désormais. On est le 1er janvier, les feuilles de capucines ont fait des lianes gigantesques qui débordent sur la terrasse, c'est très fou et très joli. Penser au printemps à rempoter la menthe dans un pot séparé.
Le 15 juillet, je m'attelais à répondre à ma toute première interview pour Moi les hommes. C'était Maïa Mazaurette qui me posait des questions pour GQ, et je me disais de cette interview : "C’est le signe que je sais vraiment faire des trucs. Écrire. Je sais écrire. On dirait que j’essaye de me rassurer et c’est pas faux." J'avais peur que Maïa découvre que j'étais une menteuse et que je n'avais rien d'intéressant à dire. J'étais terrorisée.
Le 15 août, j'étais en vacances en Bretagne avec mes amies. Je me suis levée plusieurs fois avant elles et je profitais du jardin fleuri et bourdonnant en peignant de mauvaises aquarelles qui me ravissaient.
"Il fait grand soleil, il est 10h et les filles dorment encore. Le silence est enivrant."
J'étais à 5 jours de voir ma vie changer.
Le 13 septembre, une insomnie carabinée pendant laquelle j'avais réussi à écrire un article paru depuis dans La Revue du Crieur de novembre. Au tout petit matin, je m'étais dit : "On ne devrait jamais voir l’heure bleue. Elle met des fissures dans l’âme." Je commençais déjà à ressentir les effets de la médiatisation brutale de mon livre, et donc de ma personne. Je ne dormais plus, je faisais des crises de tachycardie, je refumais beaucoup alors que ça faisait plusieurs années que j'avais quasiment arrêté. Je ne savais pas par quel bout prendre cette nouvelle vie. J'ai recommencé à acheter du déodorant antitranspirant pas bio du tout parce que j'en avais marre de suer des litres et de sentir mauvais à chaque interview — j'en avais jusqu'à deux par jours, tous les jours.
Le 15 octobre, une seule ligne : "Je vais signer Limoges pour mourir. C’est ouf." Cette année, j'ai rencontré Julie Finidori, qui était l'agente de Monstrograph pour les droits étrangers de Moi les hommes, je les déteste. Elle m'a proposé de lire mon roman Limoges pour mourir, pour voir. Et puis de me représenter, moi, pour trouver à ce roman sa maison d'édition. C'était sans conteste la plus chouette rencontre de l'année (coucou Julie, oui je parle encore de toi, déso c'est parce que tu es super), et le 15 octobre, à peine deux mois après la parution de mon premier livre, il y avait déjà plusieurs traductions de Moi les hommes en route. Quand Julie m'a annoncé qu'une maison avait fait une offre pour Limoges pour mourir, je fumais une clope dans mon jardin, il commençait à faire froid. Mon cœur battait à tout rompre. J'étais plus fière que je ne l'avais jamais été.
Le 14 novembre, on était presque au milieu du NaNoWriMo, j'étais rentrée des Cévennes, et j'étais crevée. Je disais : "Je suis très malheureuse depuis quelques jours et ça fait comme un film poisseux sur ma vie. Mon roman m’épuise." J'étais sur les rotules et j'avais besoin de ne rien faire pendant longtemps pour me remettre d'aplomb. Écrire ce roman de fantasy était fatigant, parce que c'était nouveau, et en même temps ça me demandait de puiser dans des ressources que je n'avais pas mobilisées depuis longtemps : écrire de la fiction, ce n'est pas vraiment comme le vélo (ou alors si, je ne sais pas, vu que je ne sais pas rouler à vélo). Bref, c'était dur. Mais j'ai réussi, tout en continuant à faire la promotion de mon livre en français, en anglais, en allemand et en espagnol, et en ayant arrêté de fumer.
Enfin, le 15 décembre : "Fun fact : (je n’ai rien à faire d’obligatoire aujourd’hui et ça me met en joie)"
Les journées où je n'ai aucune interview, aucun rendez-vous, aucune compta et aucune course à faire sont devenues assez rares mais je sais les savourer. Derrière cette phrase réjouie, je lis aussi tout ce qui me plaît dans ma vie : moduler mon temps comme je le souhaite, n'être à la merci que de moi-même, travailler sur ce qui me plaît, avoir de l'espace mental pour ne rien faire et voir les fruits occasionnels de cette oisiveté. En décembre, j'ai commencé à limiter mon temps sur les réseaux sociaux à 10 min par jour, je me suis fait coacher pour retrouver une pratique du yoga qui me plaît, et je me suis ennuyée. Je me suis tellement ennuyée que j'ai écrit.
La dernière phrase de mon journal pour l'année 2020 est la suivante :
"Mon corps est détraqué, je suis crevée, je suis irritable, mais il n'est pas difficile de mettre des mots sur ce qui me meut au fond : je suis heureuse de la tournure que prend ma vie. Enfin."
Ça faisait dix ans que j'attendais ça.
Je vous souhaite de découvrir en vous ce sentiment. S'il y est déjà, de pouvoir le chérir, après avoir surmonté les moments pénibles qui ne vont pas manquer de survenir cette année. S'il n'y est pas encore, de trouver au moins le chemin qui y mène. Je crois que ce chemin est celui dans lequel on se sent bien, comme une belle paire de pompes. Pas forcément immédiatement confortables, mais une de ces paires de pompes dont on se dit tout de suite en les enfilant pour la première fois : "Elles et moi, on ira loin, on grimpera haut, on courra vite". Whatever floats your boat.
Love,
Pauline