Se raconter
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Salut,
Hier, j’ai été submergée de gratitude pour les femmes qui disent leur vérité. Je sais combien ça peut paraître plus simple ou plus confortable de ne pas raconter son histoire mais de se taire — ou, pire à mes yeux, de raconter une histoire, derrière laquelle on se cache pour essayer de faire tapisserie. Mais la tapisserie aliène1.
Hier j’ai eu envie de dire merci aux femmes qui se racontent, qui font tomber les écrans, qui soulèvent les voiles. J’aimerais profusément qu’il n’y ait plus aucun voile à lever — que ce ne soit plus un geste politique peut-être. Que ce soit du même naturel universel qu’ouvrir les rideaux pour faire entrer la lumière.
Je n’ai jamais eu beaucoup de pudeur, celle qui fait garder au creux de soi un tas d’histoires intimes. Moi, je suis celle qui dit très exactement “non” quand on lui demande si ça va, qui parle sans détours de sa dépression, de ses règles, du harcèlement subi à l’école, des symptômes d’une mycose vaginale, des études abandonnées, des années passées à ne manger que des œufs et du bouillon de poule. Évidemment, je ne dis pas tout ça à tout le monde, mais disons que je ne garde pas tant de choses dans mon jardin secret. Il est facile de me connaître (preuve : je raconte ma vie sur internet depuis plus de 10 ans).
Je n’ai pas vraiment, jamais, eu peur qu’on “pense de moi” — quoi que ce soit. De me plaindre trop, d’en faire des caisses, de mettre en scène ma vie... de tout ça, longtemps, je me suis bien fichue, et je pense que c’est une forme d’impudeur. Peut-être.
Ou de naïveté.
Malgré tout, je me sens souvent, par défaut, en sécurité. Je me dis que les gens sont plutôt gentils, par défaut. Qu’on est tous des animaux sociaux doués d’empathie et de tendresse. Et que ceux que mes histoires gênent, peuvent s’en aller — sans rancune. Je crois que j’ai décidé de continuer d’avancer comme ça, confiante, et de soigner les blessures éventuellement occasionnées à mesure qu’elle arrivent (il n’y en a pas eu tant, pour l’instant).
Pour autant, quand j’ai avorté, je n’ai rien su dire. Mes proches (pas tous·tes, loin de là) ont su et peut-être qu’instinctivement, j’avais réduit le cercle pour me protéger. Je n’ai rien su dire, même si je n’étais personne2, et je mesure aujourd’hui qu’il fallait du temps pour digérer, du temps pour faire d’un événement une expérience. Il allait donc trouver les mots. Pour raconter mon histoire. Pas une histoire, pas l’histoire attendue de la femme qui avorte, pas une histoire générée automatiquement par notre inconscient collectif nourri de siècles de ce que doivent faire-dire-penser-être les femmes et les minorités de genre.
J’ai aussi compris — très récemment, en fait — que tout récit a besoin pour s’épanouir d’un cadre qui l’accueille avec respect. C’est Alice, une participante à notre dernier atelier d’écriture, qui a dit ça. Que cet atelier était le bon endroit, celui qui existe trop peu souvent, pour se dire et s’écouter.
Alors j’ai compris le courage. Il faut toujours du courage pour se dire, mais j’ai compris combien d’autant plus il en fallait pour se raconter contre vents et marées. Dans un monde violent qui veut couvrir nos voix dès qu’elles se font vraies. J’ai compris alors le courage des mères qui disent leur peine et leur détresse, des lesbiennes qui disent leur indifférence aux hommes, des victimes qui disent la réalité de leur traumatisme, des professionnelles qui disent leur expertise, des femmes au fond qui disent leur existence dès lors qu’elle sort de la minuscule place de parking qui leur a été octroyée. J’ai compris que les femmes qui ont pris la direction de la parole ont pris la route de la liberté — souvent au détriment de la sécurité3.
Mon cœur gonfle d’amour pour toutes celles qui se sont dites avant moi, ouvrant très certainement grand la porte que j’ai ensuite empruntée.
Je crois que tout ça me vient parce qu’à peine l’annonce de mon prochain livre partagée, j’ai vu un lobby anti-IVG reprendre la publication, choisir dans mes mots ceux qui les arrangeaient, manipuler. Et je me suis sentie en danger. Quand j’ai écrit Moi les hommes..., je n’ai jamais eu l’impression de faire preuve de courage. Or, du courage, il m’en a fallu pour parvenir à écrire Avortée. Et je sens qu’il va m’en falloir pour porter ce livre autant qu’il le faudra.
Ce qui est bien, c’est que le courage se nourrit de lui-même. Chaque jour, je m’abreuve des récits d’autres personnes qui ont le courage de raconter leur vérité, et comment après tout ça pourrais-je baisser les bras ?
Ouvrons grands les rideaux, laissons entrer la lumière. Les mots sont des fenêtres, n’est-ce pas ?
Pauline
Ce n’est pas l’héroïne du Papier-peint jaune, de Charlotte Perkins Gilman, qui nous dira le contraire. Excellent traduction et superbe objet paru en 2020 chez Tendance Négative.
Je veux dire par là que l’anonymat relatif me conférait alors une latitude, une insouciance, que j’ai moins maintenant.
Je ne suis pas fan de cette dichotomie quand elle est reprise par les politiques, mais il me faut avouer qu’ici elle prend du sens.