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April 6, 2025

Sage comme une image

Réflexions sur ce qu'on tolère de l'enfance. (Avertissement de contenu : mentionne en passant les violences faites aux enfants.)

Salut,

C’est le printemps. Je vous écris depuis un vendredi déjà trop chaud (hmm, +11°C au-dessus des normales de saison ! What could go wrong!) où, toutes fenêtres ouvertes, je ne rêve que d’une chose : aller me mettre au soleil avec un livre. Je mens, je rêve aussi, en vrac, de vacances, de voir mes amies, que mon manuscrit finisse de se réécrire tout seul. C’est le retour d’une saison qui me promet d’autres fruits que les pommes et les kiwis, d’autres légumes que les poireaux et les courges (c’est un peu marre, merci), et c’est aussi de nouveaux rituels.

Mon enfant qui grandit ne saurait rester stagnante dans des habitudes d’un passé désormais trop petit pour elle. Quand il fait beau, le jeudi, on prend un goûter en passant et on va au parc en trottinette. On va de plus en plus loin, ensemble, et de plus en plus fort. Une chose absolument folle s’est passée cette semaine : on a inscrit notre fille à l’école maternelle. Je ne sais pas comment décrire l’état second dans lequel je suis depuis lundi que c’est officiel. Je n’arrête pas de penser « vous allez me l’abîmer », sans savoir c’est qui ce vous, sans savoir de quoi j’ai si peur (moi qui ai tant aimé l’école) (pas trop les gens à l’école, mais c’est un autre sujet).

Mais plus ma fille grandit et devient une personne qui m’échappe, plus la violence du monde me revient dans la tronche en boomerang. Et surtout la violence de la société envers les petits enfants.

Cette semaine, donc, on est allées au café avec ma fille. Il y avait un peu de monde et on était assises très proches de deux jeunes femmes qui travaillaient et discutaient joyeusement, mon enfant assise en sandwich entre moi et l’une d’elles. À un moment, ma fille entame une phrase avec l’énergie caractéristique des enfants de son âge (si vous en fréquentez, vous voyez exactement ce que je veux dire). Elle s’élance : « MOI, MOI, MOI, moi, je... », à un volume franchement élevé.1 Je lui demande gentiment de parler un peu moins fort et elle le fait, mais pas avant que la jeune femme à côté de nous ait interrompu son récit de ses vacances à Bali pour lui jeter un regard de pur mépris.

J’ai été saisie par la violence de ce simple regard, à tel point que j’ai prétexté vouloir aller voir l’expo dans l’arrière-salle pour quitter la proximité immédiate de cette personne. Et depuis, je tourne un peu en boucle sur cet événement qui vient être la goutte de poison qui fait déborder le vase de ce que j’observe depuis plusieurs années maintenant.

Je suis sidérée du sans-gêne des adultes face aux enfants. Du nombre de fois où des inconnu·es dans la rue ont touché ma fille, lui ont fait des grimaces, ont fait semblant de lui piquer sa trottinette (?!), ont commenté son apparence, ont parlé très fort à quelques centimètres de son visage. Oh mais lui ébouriffer les cheveux, c’est pas méchant ! Oh mais ça va, c’est une blague ! Elle est si mignonne ! Ça, c’est les interactions qui se veulent « positives », devant lesquelles je reste franchement coite parce que je ne comprends même pas ce qui se passe dans la tête des gens quand ils démarrent.

Il y a aussi les interactions négatives. Le regard méprisant au café. Ce jeune homme qui a dû faire un pas de côté pour ne pas marcher sur ma fille de 18 mois et qui a craché « bordel, je déteste les enfants » sous les rires de son amie. Celle qui a fui sa place dans le carré famille du train avec moult soupirs en nous voyant nous installer – tout ça pour passer tout le trajet en visio super bruyante de l’autre côté de l’allée, alors que mon enfant dormait.2

On dirait que les adultes peuvent tout faire aux enfants, qui eux n’ont le droit que d’être sages comme des images. Mignons mais immobiles, et surtout silencieux. Évidemment qu’en partant d’un contexte où on considère totalement OK de pincer la joue d’un enfant inconnu qu’on croise dans la rue, on peut arriver à une société où un enfant est victime de violence sexuelle toutes les 3 minutes.3 Évidemment que d’une société qui accepte qu’on méprise publiquement l’existence des enfants dans l’espace public, découle une société qui fait la sourde oreille aux appels à l’aide des enfants maltraités, même vingt, trente ans après les faits.4

Pendant les deux premières années de ma fille, où elle était relativement minuscule et peu bavarde, j’ai beaucoup souffert des regards noirs portés sur elle parce qu’ils étaient portés sur moi. Sur moi en tant que mère dans l’espace public. La poussette qui encombre le métro, le parent qui fait de allers-retours dans les allées du train pour endormir un bébé qui piaille, la chaise haute au restaurant qui gêne le passage de gens qui n’en ont pas avec deux, d’enfants. C’était moi qui étais jugée de mes choix, ceux de faire un enfant et de l’emmener avec moi. D’exister dans la rue malgré mon enfant.

Maintenant qu’elle parle, qu’elle a des opinions et des émotions qu’elle peut verbaliser, maintenant que je suis dans la rue avec elle, c’est clairement à elle que s’adresse la plupart de l’hostilité de la société. Tout semble lui dire : tais-toi et disparais. Ne t’avise pas de déborder. Peu importe qu’elle soit quelqu’un qui a tout à apprendre du monde et des autres, le fait est que le monde et les autres n’ont que trop rarement envie de faire partie de l’aventure. Une aventure que je trouve, perso, intellectuellement stimulante, émotionnellement enrichissante et, cerise sur le gâteau, souvent hilarante. (J’avoue que je suis infiniment perplexe face au rejet catégorique de la petite enfance. Envie de demander aux child-haters : who hurt you?)

On lit souvent, pour les défendre, que quand les enfants dérangent, c’est surtout parce que leurs parents s’en occupent mal. C’est vrai que ça paraît un peu crétin d’emmener son enfant chez le médecin, en sachant qu’il a toujours au moins 30 min de retard et que depuis le Covid il n’y a plus jamais un jouet en salle d’attente, sans avoir rien prévu pour l’occuper. Ça PARAÎT un peu crétin. Évidemment que le gosse va s’impatienter (il a 2 ans) et le faire savoir (il a 2 ans).

Sauf que dans la vraie vie on fait ce qu’on peut. Dans la vraie vie, les parents emmènent leurs enfants chez le médecin après le boulot, après l’école, tout le monde est déjà crevé, déjà malade, au bout du rollmops. On a le sac de sport plein de fringues qui puent sur l’épaule et on se demande ce qu’on va bien pouvoir faire à bouffer en rentrant.

Et au final, si on réfléchit deux secondes, on le sait, ça. Donc si on continue à souffler parce qu’un enfant râle un peu quelque part, court un peu trop vite, c’est parce qu’on déteste le caractère fondamentalement insoumis de l’enfance.

On préfère des enfants dociles, obéissants, qui baissent les yeux !, qui baissent d’un ton !, bref, qui ne nous dérangent pas. Si on déteste l’insoumission, c’est qu’on préfère la soumission, non ? La pente est glissante et mène tout droit aux violences.

Je la cite encore, comment ne pas, et je la citais aussi dans mon texte paru dans l’ouvrage collectif De mères en filles5, Martine Delvaux a ces mots incroyables dans Le Monde est à toi :

Être féministe, c’est aussi être mal élevée. Refuse de bien se tenir, les jambes serrées l’une contre l’autre, en prenant le moins de place possible, sans trop gesticuler. Ne pas toujours chuchoter, parler ou rire tout bas. Ne pas être polie tout le temps et avec n’importe qui. Ne pas sans cesse attendre qu’on nous donne la permission d’exister. Être une mère féministe, c’est aussi s’assurer de mal élever.6

Je ne suis pas la première à faire le lien entre la domination patriarcale et la domination adultiste. (Écrire cette newsletter, c’est souvent m’assurer d’être bien claire quand je dis que je n’ai pas réinventé la roue, mais que souvent je la redécouvre en roulant, comme si c’était la première fois que je montais sur une charrette.) Devant ma petite fille qui parle fort et qui a des choses à dire, je suis constamment rappelée à mon devoir de la mal-élever, pour lui donner des armes. Mais au fond, ce qui m’importe aujourd’hui, avant les armes, avant la guerre, avant toute chose, c’est qu’elle puisse être une enfant.

Et les enfants, n’en déplaise, devraient avoir le droit d’exister pleinement, dans tout ce que l’enfance et son insoumission veulent dire.

À bientôt et n’hésitez pas à investir dans des bouchons d’oreille si le bruit des enfants vous tape sur les nerfs. (Un conseil valable pour les parents aussi !)

Pauline

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Et si vous n’êtes pas prêt·e à passer le pas, pas d’inquiétude : la newsletter gratuite mensuelle n’est pas prête de disparaître.


  1. Le saviez-vous ? Les enfants acquièrent la capacité à réguler le volume et le ton de leur voix entre 4 et 6 ans. Source ↩

  2. L’occasion de vous renvoyer à nouveau à ce strip hilarant de Marion Mullman (cette fille me fait trop rire). ↩

  3. Chiffre pour la France en 2023. Source ↩

  4. Comme le prouve encore récemment l’affaire Bétharram : « Bien sûr qu’ils savaient tous », a déclaré Marc Lacoste, la première victime à avoir parlé des violences exercées au sein du pensionnat palois. Source ↩

  5. De mères en filles, collectif dirigé par Camille Abbey, Solar, 2025. ↩

  6. Le Monde est à toi, Martine Delvaux, Les Avrils, 2022 pour la publication française. ↩

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Samuel
Apr. 6, 2025, morning

Attention Pauline, il ne faut pas confondre "les" enfants, et TON enfant. Tu ne t’enchantes pas de la liberté des enfants, mais de celle de TON enfant. Les gens ne sont pas saoulés de LEURS enfants, mais d'un enfant d'un.e inconnu.e Évidemment qu'on est gagas de ses mômes. Après je comprends aussi le point de vue des gens saoulés par les enfants très bruyants. Et le tien, car ton BB a le droit de se balader avec toi, on est d'accord. ^^

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