Rencontre(s)
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Salut,
Pendant longtemps, faire de nouvelles rencontres m’a angoissée. J’étais introvertie, certes, mais surtout assez convaincue qu’il n’y avait pas grand chose de très intéressant à découvrir de moi, qu’on pouvait me connaître et puis m’oublier aussi sec. Il faut dire que si j’ai une excellente mémoire des visages et des prénoms, je ne semble pas marquer les esprits de la même manière. Il m’est arrivé très souvent de recroiser quelqu’un·e déjà rencontré·e auparavant, et de subir le moment gênant du : « On s’est déjà vu·es, à telle soirée chez Machin ! », regard perdu de mon interlocuteur·ice, puis acquiescement un peu mensonger pour ne pas prolonger le malaise. Et ce n’est pas grave, la conséquence de mon absence totale d’estime de moi m’a fait comprendre que je n’étais pas indélébile et maintenant que je m’aime mieux, je ne trouve toujours pas vexant qu’on ne se souvienne pas de moi : les raisons peuvent être infinies, et très peu d’entre elles me concernent directement.1
En devenant autrice, j’ai découvert une nouvelle facette au mot « rencontre ». Si ça m’angoisse de rencontrer une ou deux nouvelles personnes amies d’ami·es autour d’un verre, comment qualifier l’angoisse d’une rencontre en librairie ? La dynamique est totalement différente. On aimerait – en tout cas moi, j’aimerais – souvent que ce soit moins vertical, parce qu’une rencontre en librairie c’est souvent un·e auteurice qui discute avec le ou la librairie qui l’a invité·e, avec un temps d’échanges avec les lecteur·ices sous le format « questions/réponses ». Suivi ou précédé d’une dédicace, où on peut certes échanger plus individuellement avec l’artiste, mais toujours de manière un peu rigide, avec la crainte de lui prendre trop de temps, de lui faire signer trop de livres, d’avoir l’air bête, de ne pas savoir quoi dire.
Dans le moment toujours intimidant de rencontrer un·e artiste dont on apprécie le travail, peut-être qu’on ne se demande pas trop comment le vit l’artiste. Je crois que c’est normal, je dis ça parce qu’avant d’être une autrice qu’on vient rencontrer je suis une lectrice qui va à la rencontre de ses auteurices préféré·es, je crois que la qualité d’invité·e rend la personne qui présente son travail à nous comme forcément compétence et à l’aise dans l’exercice de son travail. Je me souviens avoir lu des tweets d’une autrice2, qui partageait le malaise que lui inspiraient les rencontres. Quelque chose qui disait en substance : « ce n’est pas pour rien que j’ai choisi l’écrit et le desssin, c’est bien parce que je ne suis pas à l’aise à l’oral ». Je ferme les guillemets parce que j’ai envie de rajouter, je crois que mes livres se suffisent à eux-mêmes et je ne sais jamais quoi dire d’autre, mais là c’est plus sûrement moi qui parle que l’autrice en question.
Bref : moi, je suis toujours assez mal à l’aise en rencontre en librairie. J’ai peur de décevoir, de dire n’importe quoi sous le coup du stress ou de la fatigue3, de ne pas être ce que les gens qui viennent attendent ou imaginent de moi. Et c’est la vie, je suis qui je suis, et l’image qu’on a de quelqu’un·e dont on suit le travail peut ne pas correspondre à ce qu’on a en face de soi une fois la rencontre incarnée. C’est correct, comme disent les Québécois·es. Je suis mal à l’aise aussi parce que peu importe combien je suis qui je suis (et je suis, je crois, très sympa), le rapport autrice/lectrice n’est pas un rapport équilibré. Il y a une distance créée par le fait que vous lisez des bouts de moi et que moi, en échange, je ne sais absolument pas qui vous êtes. Que vous venez voir parler une seule personne et que moi je rencontre des dizaines de nouvelles têtes par soir.
Déséquilibre.
Cette semaine à Tulitu, à Bruxelles, une lectrice m’a dit quelque chose du goût de, « C’est vraiment super chouette ces moments, parce qu’on a tendance à idéaliser les autrices féministes, et en fait, quand vous4 partagez vos doutes, vos questionnements, on se rend compte qu’on a les mêmes, ça fait du bien. » Punaise, j’étais tellement contente d’entendre ça. Dans le déséquilibre, il y a quand même un truc très humain qui se passe, où quand on parle d’un endroit de vérité on atteint l’endroit de vérité de l’autre. C’est, je crois, ce qui motive les essais personnels qui m’ont le plus bouleversée5, ce qui a motivé Avortée, aussi. Quand on arrive à ça, alors la rencontre a bien eu lieu, parce qu’on s’est regardé·es dans les yeux et on a vu l’humanité en face.
Je sais pas vous, moi j’ai du mal à regarder mes interlocuteurices dans les yeux. Je sais que c’est un trait de certaines neuroatypies, vous vous reconnaîtrez peut-être dans ça du coup. J’ai remarqué qu’en rencontre, plus je suis fatiguée plus ça me demande un véritable effort physique, de regarder dans les yeux. Et en même temps, quand je n’arrive pas à fournir cet effort, j’ai l’impression qu’un truc a manqué. Cette semaine à Tulitu, j’ai pris le temps et le courage de regarder plus souvent les personnes présentes dans les yeux. Et j’ai senti, j’ai senti mon corps se détendre à mesure que je rencontrais les regards en retour, c’étaient des regards d’écoute, des regards d’humanité.
La rencontre a eu lieu.
(Et je me suis promis de mobiliser ce pouvoir magique difficile à chaque fois si possible, parce que c’est trop beau. Prendre conscience de la puissance d’un regard échangé, rien que sur moi pour me sentir plus à l’aise, plus à ma place, ça m’a profondément transformée.)
Je crois que le plus intimidant dans une rencontre, c’est que pour qu’elle marche, il faut non seulement regarder l’autre mais accepter d’être vue. Inconfortable, brr, où est ma cape d’invisibilité. Et moi je suis en train d’accepter d’être vue. La petite meuf que j’étais il y a dix ans n’y croirait pas.
Cette semaine j’ai aussi rencontré sur l’écran en noir et blanc mon bébé et chacune de ses vertèbres. J’ai également plongé mon regard dans celui d’une personne fabuleuse avec qui je travaille à distance depuis un an dans une joie toujours renouvelée, parce qu’un jour elle est venue vers moi en me proposant d’animer des ateliers d’écriture. Je me souviens très bien que ce jour-là, j’ai immédiatement senti un immense oui pousser dans mon cœur et rarement rencontre, numérique avant d’être physique, n’avait été aussi évidente. Marion, merci. ❤️
Aux rencontres, aux vérités, aux regards échangés.
Take good care,
Pauline
Par exemple, connaissez-vous la prosopagnosie ? C’est un trouble qui rend très difficile la reconnaissance des visages, et pas seulement ceux des gens rencontrés une fois en passant – ceux des proches aussi, et parfois même le sien. L’acteur Brad Pitt en est atteint. Fascinée par ce trouble, j’ai lu l’essai L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, d’Oliver Sacks (Points, 2014), qui relate d’autres phénomènes incroyables qui peuvent toucher le cerveau humain.
Je crois que c’était Sophie Guerrive. D’avance désolée si ce n’est pas elle, quoi qu’il en soit merci de lire ses BD Tulipe (Éditions 2024, 2019) et les autres aussi.
Je vais pas vous mentir, promouvoir Avortée enceinte c’est surtout sport parce qu’à 19h, heure de début des rencontres, moi je suis kaput intellectuellement depuis un moment, et je dois tirer dans mes réserves pour ne pas être incohérente.
Elle parlait ici des autrices, pas de moi en particulier.
Vous ai-je dit combien j’ai aimé Le monde est à toi de Martine Delvaux ? Les Avrils, 2021.