Refuser de comprendre
De la politique des enfants de 4 ans
Salut,
Il y a peu, j’ai été interviewée par un journaliste anglais à l’occasion de la sortie de Avortée en langue anglaise. J’étais super stressée parce qu’avant même que nos regards se croisent, j’avais été bécasse plusieurs fois : on m’avait demandé un lieu de rendez-vous1 et j’ai eu plusieurs allers-retours avec l’attachée de presse de la maison, que je vous résume ci-contre :
Moi : Dites à M. Untel qu’on peut se retrouver à Telcafé à 10h.
Elle : Très bien ! Moi : Ah non attendez, Telcafé est fermé en fait, à cette heure-là. Plutôt à Cecafé, même heure.
Elle : C’est bien noté.
Moi : Attendez encore, puisque je suis apparemment physiologiquement incapable d’être une source d’information de confiance : Cecafé est également fermé. Rendez-vous avec M. Untel à Salondethé.
Le jour J, j’ai la bonne idée de me pointer audit Salondethé 15 minutes avant l’heure dite, et l’endroit est… fermé. Je me sens donc parfaitement ridicule, je transpire abondamment, et à ce stade, quand je trouve un lieu ouvert sensiblement moins charmant que ce que j’avais en tête, j’ai déjà jeté par la fenêtre l’idée d’avoir l’air d’une adulte qui tient fermement les rênes de sa vie en main.
Le journaliste est un vieil homme blanc, n’y voyez là aucune injure.2 Parler à de vieux journalistes blancs commence à être une habitude, mais toujours inconfortable, puisque vient toujours le moment où ils me parlent du fait que j’ai écrit un livre qui s’appelle Moi les hommes, je les déteste. Mais bref. On parlait d’avortement, d’accès à l’avortement, et d’accès à la parentalité : les conditions matérielles de mon existence, c’est-à-dire une pauvreté et une précarité très stressantes, m’ayant conduite à faire le choix de l’IVG en 2018. Il m’a demandé, avec un regard d’excuse : “Ce ne serait pas un peu naïf, d’imaginer que tout le monde pourrait être à l’aise financièrement ?”3
Je ne pourrais jamais savoir ce qu’il pensait de cette question, de sa réponse. Moi, j’ai dit que j’étais 100% partante pour réaliser cette utopie. En mon for intérieur, j’ai pensé, “Quel manque d’imagination.” J’ai pensé à Becky Chambers, et j’ai pensé au megayacht de Bernard Arnault.
Depuis que je suis toute petite, il y a un truc que je ne comprends pas, qui m’échappe totalement, et qui m’a fait rater ma Première ES en 2 semaines parce que les cours d’économie me laissaient totalement dubitative.
Je ne comprends pas pourquoi on utilise de l’argent. Je ne comprends pas pourquoi on en peut pas s’en débarrasser, purement et simplement. Vous allez me dire que je suis NAÏVE, qu’il existe des tas d’études, de textes, d’essais, de symposiums, de cursus, de je ne sais quoi, qui expliquent l’argent, les marchés, le capitalisme, la spéculation, et pourquoi on n’en sort pas aussi facilement que ce que j’imagine dans mon cerveau d’enfant de quatre ans. Et je vais vous dire STOP.
Je ne veux pas comprendre.
Comprendre, v. trans. : Inclure dans sa nature propre [telle et telle choses ou personnes].
Je vous arrête tout de suite : à aucun moment je n’ai envie d’inclure, dans ma nature propre à moi, le concept d’argent et ses justifications. Sciemment, en toute âme et conscience, je fais le choix chaque jour de n’y rien biter parce que je refuse qu’à un moment donné, tout ça m’apparaisse normal et inévitable.
On est rendus à un stade où certaines personnes, et elles sont nombreuses, pensent normal et inévitable qu’une poignée de personnes aient plus d’argent qu’il n’est humainement possible d’en dépenser dans toute une vie. Qu’elles possèdent non pas un yacht, mais un MEGAYACHT qui consomme des milliers de litres de diesel dans les océans qui se réchauffent et qui meurent. Pendant que d’autres, infiniment plus nombreux crèvent la faim. Cette deuxième partie de l’équation est moins évidente à avaler mais elle découle, dans les faits, inévitablement de la première. Et à partir de là, on justifie beaucoup de choses qui devraient être injustifiables.
Dans les novella Un psaume pour les recyclés sauvages et Une prière pour les cimes timides,4 l’autrice Becky Chambers imagine un monde post-pétrole où l’argent n’existe pas. Et où pourtant chacun et chacune fait sa part pour la communauté. Personne n’est oisif à se tourner les pouces pendant que d’autres triment comme des damnés — ce qui semble être, à l’heure actuelle, l’argument principal contre le revenu universel de subsistance, mais qui est en réalité déjà en train de se passer. Diriez-vous que les actionnaires de Total ou de LVMH participent utilement à la communauté ?
Ce que je veux inclure dans ma nature propre et profonde, c’est l’idée qu’il est possible que tout le monde vive dignement. Je pense que pour que cette utopie se réalise, il faut de l’imagination et du courage. Et ceusses qui nous disent que l’utopie est le royaume des cerveaux d’enfants de quatre ans sont des pleutres qui ont perdu leur âme. Leur âme d’enfant.
Au fond, qu’y a-t-il de plus beau qu’une âme d’enfant ?5 Pourquoi le monde devrait-il ressembler à une horreur grise et morte, alors qu’il pourrait être peuplé de la beauté d’une feuille d’arbre particulièrement colorée, de la poésie d’une flaque d’eau dans laquelle on saute à pieds joints, et de la justice qui permettrait à tout le monde de vivre dignement ?
S’il n’est pas facile de se sentir tous les jours utile à l’amélioration du monde, il y a un travail de révolution infime qu’il me semble urgent d’entreprendre : celui de refuser de comprendre ce monde, d’assimiler ses lois. (Assimiler, v. trans. : Rendre semblable ou identique à soi, en incorporant à sa propre substance.)6 Dépolluer notre imagination. Préférer l’utopie. Peu importe, au départ, qu’on ne sache pas comment la rendre réelle, matériellement. Le premier pas peut être celui de rejeter la dystopie dans laquelle nous vivons. Mathématiquement, ça fera de la place pour autre chose.
En mai, faites ce qui vous plaît, et s’il vous plaît : faites la révolution.
À bientôt,
Pauline
Info marketing : j’ai remis des exemplaires du zine “Avant/après : 52 brèves sur la brèche”, que vous pouvez toujours précommander jusqu’à épuisement complet du stock actuel. Je n’en remettrai plus après, c’est maintenant ou jamais.
Info pour les abonné·es payant·es : je suis en déplacement la semaine prochaine alors le planning habituel des lettres payantes est décalé d’une semaine. Je pense que personne ne s’en serait rendu compte, mais je préfère vous le dire quand même.
”Chez vous ou dans le lieu de votre choix”, après plusieurs rendez-vous journalistiques chez moi j’ai décidé qu’il n’était plus dans mes capacités humaines de donner accès à ma maison à des inconnu·es de cette manière.
Le fait est qu’il a commencé sa carrière dans la rédaction qui l’envoie à moi l’année de ma naissance. D’ailleurs rien dans cette lettre n’est une attaque envers ce monsieur, qui a été très cordial et professionnel avec moi. Contrairement à moi, donc, avec ma manie des lieux de rendez-vous fermés.
Je milite aussi pour qu’on réfléchisse aux moyens, financiers, sociaux, humains, de rendre la vie des parents moins compliquée : si on veut tant que les femmes gardent leurs grossesses, pourquoi on les laisse élever leurs enfants dans la merde noire ?
Parus en français aux éditions L’Atalante, traduits par Marie Surgers.
C’est l’heure des poncifs.
Les définitions viennent du CNRTL.