Ralentis
Ne passons pas toujours la seconde.
Salut,
Ralentis, c’est une des leçons dispensées par Alexis Pauline Gumbs dans Non-noyées1. J’ai lu ce livre pour mon bookclub et ce chapitre, pile à un moment où j’étais bien forcée de ralentir. Cette année, la gardienne de ma fille a pris ses congés pendant les deux semaines des vacances scolaires de février, et j’ai donc moi aussi pris des vacances de mon travail pour m’occuper de mon enfant à temps plein ou presque. Je n’ai jamais dit non à un coup de main, mais disons que le rythme était totalement différent.
Au quotidien, je suis loin d’être hyperactive. J’aime ne rien faire et ne pas me presser. Mais je n’avais pas pleinement pris conscience, avant cette pause-ci, d’à quel point le capitalisme avait malgré tout imprimé son rythme sur ma vie. En semaine il faut se lever pour être à l’heure chez la nounou, le week-end il faut ne pas traîner pour éviter qu’il y ait trop de monde au supermarché, il faut se coucher tôt pour être en forme et malgré tout profiter, de tout, autant qu’il est possible. Il n’y a jamais assez d’heures dans la journée, dans la semaine, pour faire tout ce qu’on doit et tout ce qu’on veut, et même moi qui ai la chance d’aménager mes horaires, de pouvoir procrastiner (je vous écris présentement en pyjama dans mon lit pour repousser le moment de devoir affronter la vraie vie), je suis moi aussi un hamster qui court dans sa roue et je suis essoufflée.
Les deux semaines que j’ai passées avec ma fille, à son rythme d’enfant de deux ans et demi, à sa hauteur, me font beaucoup réfléchir, maintenant qu’elles sont terminées. Et que le naturel revient au galop, ça fait « dépêche-toi, on va être en retard, allez on y va, hop hop hop ». À deux ans et demi, ma fille peut mettre trente minutes à s’habiller le matin. C’est une expérience folle, de la regarder faire, quand on a le temps : oui bien sûr, elle se trompe de sens pour tout et il faut tout recommencer (elle en a la patience, elle). Mais aussi chaque vêtement enfilé est une occasion de passer du temps avec son corps : ça ce sont mes pieds, ça c’est mon ventre. Elle se regarde dans le miroir, passer ses chaussettes lui rappelle qu’elle aime courir et déraper sur le parquet, et hop c’est parti pour les zoomies dans le salon plutôt que de passer à l’étape suivante logique.
Elle aime choisir, mais faire des choix c’est difficile, à cet âge comme à tout âge : la robe vélo ou le pantalon chien ? On n’imagine pas tous les choix qui découlent de ce choix. La robe ça veut dire des collants, alors que le pantalon laisse la possibilité des chaussures à paillettes. Le pantalon promet de choisir aussi un pull, mais la robe vole quand on tourne. Je vois bien que ça mouline dans sa tête. Je comprends que ce n’est pas facile. Je me demande pourquoi je veux qu’elle aille plus vite, alors que moi je mets facilement 45 min à me préparer le matin. Parce qu’elle a besoin de plus de sommeil que nous, qu’on la lève déjà tôt, et que ce n’est pas possible de la réveiller à 6h30 pour être sûrs qu’elle ait le temps de faire ses choix.
Comme ma fille est gardée le matin et que je la récupère soit juste avant, soit juste après la sieste, je lui dis presque tous les jours « le matin on n’a pas le temps, on fera ça cet après-midi après la sieste ». Après la sieste, le temps s’allonge, élastique.
En vacances, on a eu le temps toute la journée. C’était beaucoup plus zen. Je lisais Non-noyées au tout début de sa sieste, à raison d’un chapitre par jour comme l’autrice le recommande dans son introduction. Il y a vingt chapitres, et parfois je n’avais pas le temps de lire, donc j’ai mis presque un mois à lire cet ouvrage à la langue accessible et à l’épaisseur très raisonnable. C’était lent et savoureux. Il faut dire que ce bookclub aussi est d’une lenteur savoureuse : c’est notre 2ème édition en six mois, on se laisse presque 3 mois pour choisir ensemble puis lire un livre avant d’en discuter pendant deux ou trois heures autour de verres et de nourriture. Je prends plaisir à traîner un livre avec moi pendant des semaines, à le voir s’abîmer avec les voyages, à le laisser infuser dans l’eau qui me compose à 45%.
L’an dernier, j’ai lu plus d’une centaine de bouquins et je pense que j’en avais besoin pour m’échapper du réel. Cette année, ma priorité est de m’occuper de ma pile à lire, avec ce système de tirage au sort dont je vous ai parlé en tout début d’année. (Auquel j’ajoute les lectures « obligatoires », pour le bookclub ou pour le travail.) Je suis dans un mode de lecture moins automatique et plus conscient,2 auquel j’avais déjà aspiré l’an dernier sans du tout m’y tenir. Mais là, quelque chose reste.
Quelque chose reste en même temps que quelque chose part. Je sais depuis septembre que c’est la dernière année de ma fille près de moi avec autant d’intensité. En septembre 2025, elle entrera à l’école (rappelez-moi d’aller déposer le dossier d’inscription), et je retrouverai « enfin » mon travail à 90% de mon temps. Elle m’échappe, cette toute petite fille qui utilise le conditionnel parfois et pour qui tout le passé était « hier », et tout le futur est « bientôt ». Je m’émerveille que vivre à ses côtés soit chaque jour plus joyeux et plus facile, et je sens bien que je ne veux pas que ça s’arrête. À la fin de ces deux semaines de vacances, j’étais fatiguée, un peu soulagée de retrouver du temps pour travailler3, mais c’est avec un pincement au cœur que j’ai refermé cette parenthèse d’enfance. Pas de réveil, pas d’obligation, pas de frustration.
À mesure que la grande machine approche ses mécanismes acérés de l’enfance sacrée de ma petite, je me prends de nostalgie pour ce temps que je vis pourtant en ce moment et qui me file entre les doigts. Mon enfant grandit à une vitesse vertigineuse – les mots qu’elle prononçait mal avant-hier ont maintenant toutes leurs syllabes –, à tel point qu’aujourd’hui est toujours déjà un peu retard sur elle, qui court toujours plus vite.
Oui, j’ai envie de ralentir. De mâcher dix fois avant d’avaler le présent, pour digérer tous ses nutriments. Je vous fais cet aveu : ça y est, je comprends les gens qui choisissent d’avoir plusieurs enfants. Je m’en confiais hier, touchée par une révélation. Il n’y aura pas pour moi de deuxième petite enfance dont être la témoin. Je comprends qu’on aie envie de vivre ça plusieurs fois, cette expérience magique, awe-inspiring,4 de voir une toute petite personne grandir, acquérir, conquérir le monde.
Mais puisque j’ai fait ce choix de l’enfant unique, et que je ne le regrette pas, je veux profiter de chaque seconde de la mienne. Ça veut dire ralentir. Comme la phoque commune dont parle Alexis Pauline Gumbs : avant de plonger (dans l’inconnu, dans l’enfance pas si petite, dans le futur), ralentir mon rythme cardiaque, à trois, peut-être quatre battements par minute, pour savourer le monde qui bat entre chaque mouvement du cœur.
À contre-courant de tout ce qui va trop vite, je vous souhaite de longues minutes, de grandes inspirations, d'interminables conversations.
Prenez soin de vous, à bientôt.
Pauline
PS : rappel cordial que De mères en filles, le livre collectif auquel j’ai participé, sort aux éditions Solar le 6 mars, dans 4 petits jours, et que je serai au Pop Women Festival le 8 mars au matin pour parler de romcom, ainsi que l’après-midi à la médiathèque de Crosne pour une rencontre sur le féminisme dans mes ouvrages. Plus d’infos ici.
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Alexis Pauline Gumbs, Non-noyées, Leçons féministes noires apprises auprès des mammifères marines, trad. de Emma Bigé, Myriam Rabah-Konaté et Mabeuko Oberty, éd. Burn Août et Les liens qui libèrent, 2024. ↩
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En parallèle, je re-regarde de manière boulimique des vieilles sitcom que j’ai aimées (après Parks & Rec, j’en suis à Brooklyn Nine-Nine), donc je ne dis pas que je suis devenue une espèce de moine bonze de la culture. ↩
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Dans un élan de naïveté confinant au déni, je n’avais même pas programmé de mails automatiques pour signaler ma disparition temporaire, je ne sais pas dans quel univers j’imaginais travailler pendant ces 2 semaines... ↩
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Inspirant une admiration mâtinée de révérence. ↩