Quand y a de la gêne y a plus de plaisir
Salut,
Moi ce que j’aime, c’est écrire. Plus particulièrement, ce que j’aime, c’est écrire le tout premier jet d’une nouvelle histoire. C’est un moment terriblement excitant pour moi : peu importe combien j’ai préparé cette histoire en amont, quand je me mets à mon clavier et commence à raconter, je suis émerveillée. Je me redécouvre à chaque fois une imagination et une compétence dont je doute par ailleurs souvent. Les idées viennent plutôt facilement, les mots pour les expliquer également. J’adore découvrir comment mon style va s’adapter au ton et aux enjeux de l’histoire, j’adore avancer, scène par scène, et sentir que je touche au but. Lors du premier jet, je sais que je vais y arriver. C’est parfois difficile, mais c’est toujours enivrant. C’est comme avancer en terre inconnue, machette à la main, et défricher la jungle de ma propre créativité.
Tout le reste, pour être honnête, j’aime moins, voire beaucoup beaucoup moins. Je vous écris après avoir passé 1h30 à réviser une partie d’un chapitre qui manquait d’un je-ne-sais-quoi, et je peux vous dire avec certitude que je n’aime pas réviser mes textes. Je n’aime pas constater que ce que je pensais si brillant est en fait « OK-tiers », même si OK-tiers c’est mieux que « nul à chier ». Je n’aime pas trop préparer, parce que j’ai peur de trop ou de ne pas assez préparer,1 et je n’aime pas trop la période où je fais lire ce que j’ai écrit à des gens dont je tiens l’opinion en haute estime, car j’ai peur de les décevoir et que tout mon monde s’effondre2. J’ai la chance d’avoir vu plusieurs de mes histoires publiées, et je n’ai pas aimé la période très angoissante (pour moi, mais pour beaucoup d’auteur·ices aussi, hein) qui précède la sortie d’un livre, quand il est dans les limbes entre le privé et le public. Je ne dirais pas que je déteste faire la promotion de mes livres, mais comme je n’aime pas trop qu’on me regarde, ni m’exprimer à l’oral en public, ni qu’on critique mon travail,3 ni espérer qu’on l’achète pour qu’il s’en vende assez pour que me laisse en republier, autant dire que ce ne sont pas des moments très confortables.
Tout ce que je n’aime pas est pourtant nécessaire à la vie de ce que je crée, et ça fait aussi partie de mon travail. Alors il faut faire avec. C’est la vie.
Dans Le talent est une fiction, l’autrice Samah Karaki (voir plus bas) avance l’argument qu’un état d’esprit dit « de croissance » est plus à même d’accepter l’échec et de s’en servir comme base pour s’améliorer, en gros il est question d’être OK avec le fait d’avoir encore à apprendre. Tandis qu’un état d’esprit « statique » serait plutôt enclin à vouloir toujours faire ses preuves (= prouver sa compétence), et éviterait les défis qui pourraient le mettre en échec. Pourtant (et l’autrice ne le nie pas), il est difficile d’accueillir l’échec les bras grands ouverts, dans une société qui place tant d’importance dans l’achievement, un mot que j’ai du mal à traduire en un seul autre alors je vais me permettre une folie4 et traduire achievement dans ce contexte par :
la réalisation, avec succès, d’une entreprise productive
Il faut non seulement réussir, mais avoir produit quelque chose, quelque chose d’utile, de monnayable, de valorisant et de valorisé. C’est pour ça qu’à chaque fois que quelqu’un·e dans notre entourage se montre assez doué·e pour crocheter des peluches ou pour tourner des vases, on est instantanément tenté·e de l’encourager à vendre ses créations sur Etsy. Il semble impossible d’avoir des loisirs, a fortiori créatifs, sans que ça génère du profit. C’est marrant, il ne me semble pas qu’on dise à toutes les personnes qui font du basket : « et t’as songé à passer pro ? ». L’idée, en l’écrivant, me paraît saugrenue. On accepte facilement que faire du sport soit une activité sans valeur ajoutée – probablement parce que faire du sport est déjà, en soi, très valorisé (on correspond à l’image valorisée de la personne active, en maîtrise de son corps, de l’esprit sain dans un corps sain) – et que ses bienfaits sont inhérents (faire du muscle, améliorer son cardio, entretenir son corps). Quels bienfaits inhérents et valorisés au tricot ? Au dessin ? À la poterie ?5 Difficile de les discerner à l’oeil nu, alors que si on peut les vendre, là, il y a une valeur qui s’y attache instantanément, soit-elle monétaire.
Je ne vais pas prétendre qu’il n’y a aucune satisfaction à terminer une belle paire de chaussettes tricotées, ou une belle page de coloriage : ça fait partie du plaisir de faire (d’avoir fait, en l’occurrence). Mais justement, le plus important n’est-il pas ça ? Le plaisir de faire ?
Si j’aime autant le premier jet, c’est que j’aime la découverte. C’est mon grand plaisir de l’écriture, j’aime découvrir les contours, les enjeux et la texture de mes histoires. Et il n’y a pas d’autre moyen de les découvrir qu’en mettant les mains dans le cambouis, aussi métaphorique soit-il. Peut-être que j’ai un « état d’esprit de croissance », mais ce n’est pas tant que je me fiche du résultat : le résultat qui m’importe, c’est d’être allée au bout de ce que j’avais envie de faire. Peut-être que tout ce qui m’ennuie, m’angoisse ou me déplaît par la suite, c’est tout le travail nécessaire pour rendre le premier jet : meilleur, mais aussi vendable. Faire d’un premier élan de pure joie créative un produit marchand, c’est nécessaire, il faut faire avec pour pouvoir en vivre, mais ce n’est pas pour ça que je me lève le matin.
J’y pense alors que les métiers créatifs sont de plus en plus précarisés : par les IA génératives que vont préférer certains clients, par les algorithmes des réseaux sociaux qui invisibilisent le travail des artistes, par les maisons d’édition qui ne payent pas correctement leurs auteu·ices, par le capitalisme en général, puisque la hustle culture est fondamentalement incompatible avec le processus créatif. Quand on ne sait pas de quoi demain sera fait, c’est difficile de trouver la joie. Je suis convaincue qu’on crée mieux quand on est heureux·se, convaincue que la stabilité y participe, et c’est aussi une des conclusions du livre Le talent est une fiction. Il faudrait qu’on ait, toutes et tous, accès à un environnement fertile pour déployer tout notre potentiel, et il faudrait aussi que notre potentiel puisse se résumer à « être heureux·se sans rien accomplir de grandiose » sans que ça pose un problème moral. En gros, il faudrait complètement revoir notre manière d’appréhender le travail, le plaisir et la valeur de la vie. Sacré programme.
Je finis toujours ces lettres en concluant, « viva la revolución » et je ne donne jamais les clés pour que la révolution réussisse. Je ne les ai pas, évidemment. Mais je me dis, et j’y crois, qu’en encourageant la réflexion au niveau individuel, on finira par infuser la société : entre les quiet quitters et le Fondation du Rien, et avec tout ce temps qu’on passe à faire des trucs gratuits pour le plaisir de les faire sans récolter ni de likes ni d’argent, et tout ce temps qu’on passe à se battre pour pouvoir créer dans des conditions de vie digne, ça finira bien par payer.
Et vous, qu’avez-vous fait pour le plaisir, juste pour le plaisir, récemment ?
Take good care, friends,
Pauline
À la source : Le talent est une fiction, de Samah Karaki
Dans cet essai contre la méritocratie, l’autrice (neuroscientifique) s’emploie à démanteler le mythe du génie inné. Est-il dans les gènes ? Suffirait-il de travailler 10 000 heures pour devenir expert·e dans un domaine ? Ou suffirait-il d’avoir la niaque ? Elle répond à toutes ces questions avec nuance et propose une vision du monde où la valeur humaine est décorrélée de la notion, fallacieuse et facilement manipulable, de mérite.
J’ai trouvé cette lecture intéressante et fertile, mais pas forcément facile : il m’a fallu m’accrocher et prendre des notes. J’ai adoré la première partie sur la génétique. Les deux autres m’étaient plus familières. Je suis contente d’avoir lu ce livre, ne serait-ce que parce qu’il a nourri cette lettre et donc ma réflexion globale, mais je vous avoue qu’il me laisse un peu perplexe, sans trop savoir expliquer comment. Je crois que je m’attendais à ce qu’il parle + de créativité (mon acception à moi du mot « talent »), et qu’il parle en réalité beaucoup plus de mérite.
La talent est une fiction, Samah Karaki. 2022, JC Lattès, label Nouveaux Jours. 20 €.
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En général quand j’arrive à ce moment-là de la préparation, il est temps de me lancer. ↩
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Mais sinon ça va, merci. ↩
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Je préfère être honnête : non, je n’aime pas qu’on critique mon travail. Surtout quand il est fini, publié, impossible d’y retoucher. Donc les critiques, qu’elles soient presse ou sur Goodreads par exemple, me font très plaisir quand elles sont positives, et quand elles ne le sont pas, je mets les mains sur mes oreilles et je crie LALALA, comme toute autrice qui se respecte. ↩
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Je suis en train de lire Babel, de R. F. Kuang (traduit par Michel Pagel et publié en 2023 chez De Saxus, mais moi je le lis en anglais) et je me prends donc pour ce que je ne suis pas, une traductrice, un destin laissé derrière moi quand j’ai abandonné la fac d’anglais sans un regard en arrière. ↩
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Il y a, bien sûr, des études pour prouver les bienfaits psychologiques du tricot ou de n’importe quelle autre activité manuelle. Mais n’est-ce pas tout simplement cocasse qu’il nous faille des études pour valider les bénéfices d’une activité de loisir ? ↩