Publier l'intime
Journal intime : épisode bonus
Salut,
À la fin des trois épisodes de cette lettre consacrés au journal intime, mon amie Yasmine a commenté :
[…] Et puis, même si l'exercice n'est pas le même, je considère mes espaces d'internet (mon blog et ma newsletter surtout, aussi un peu les autres réseaux sociaux après tout) comme des morceaux de journaux intimes. Moins intimes, forcément, plus travaillés aussi quelque part, mais ce sont aussi des miettes de souvenirs que je répands au vent, de façon publique, mais qui, à la fin, me servent surtout à moi je crois. Alors quand on sait que je tiens un blog depuis que j'ai genre 11 ans, on peut dire que l'assiduité de l'écriture (plus ou moins) intime est assez rodée finalement. D'ailleurs je serais curieuse de connaître ton rapport à l'écriture intime-publique qu'est celle des internets !
J’ai trouvé que c’était une question intéressante : nous sommes nombreux·ses à écrire nos intimités et à les rendre publiques, sur les réseaux sociaux notamment. Je me suis dit que j’allais vous parler de l’évolution de mon rapport à l’écriture intime rendue publique, depuis mon premier blog jusqu’à maintenant.
Adieu les skyblogs !
C’est sans aucune nostalgie ni action de ma part que j’ai laissé la poignée de skyblogs que j’avais ouverts pendant mon adolescence s’effacer lors de la suppression du site, tout récemment. Pas question de tenter de télécharger des archives : je suis vraiment heureuse que mes premiers blogs aient définitivement disparu, je suis adepte du droit à l’oubli. J’ai été une blogueuse anonyme et très assidue pendant très longtemps. Je publiais états d’âmes et tentatives de prose sans filtre, car comme beaucoup d’entre nous je crois, je ne pensais pas être lue. En tout cas surtout pas par des gens que je connaîtrais.
Il me semble qu’un des attraits principaux des blogs, à l’époque, était de pouvoir raconter sa vie dans le vent, et de temps en temps par chance, notre voix portait jusqu’à un·e autre inconnu·e qui se reconnaissait en nos mots, partageait quelques uns de nos goûts. On échangeait quelques commentaires, se suivait mutuellement, parfois la rencontre se faisait IRL — ce qui pouvait être aussi gênant et bizarre que super et génial.
Je me souviens de ces blogs comme d’un bac à sable de l’écriture, où je pouvais être aussi mièvre, emo ou poseuse que je le voulais, car je n’aurais jamais à croiser le regard d’un·e lecteur·ice si je ne le voulais pas. Ils étaient mon jardin secret. En dehors d’un skyblog où je faisais comme tout le monde et “lâchais des comz”, postais des photos de mes copines, et dont mes camarades de collège avaient l’adresse (je me souviens aujourd’hui de cet espace comme d’un masque, je me revois très clairement imiter ce que faisaient sur leur propre blog les filles que je voulais impressionner) j’avais surtout des lieux cadenassés. Des pseudos que je ne partageais avec personne, des blogs sur lesquels j’écrivais en cachette, et je serais morte de honte si ma famille ou mes ami·es les avaient trouvés.
Je ne me relisais jamais, je cliquais sur “publier” comme si la souris était brûlante et allait m’exploser dans la main.
Fin de l’anonymat
En entrant à la fac, à presque 17 ans, j’ai ouvert mon premier blog “lifestyle”. J’y racontais mon quotidien, d’abord encore derrière un pseudo mais je me cachais de moins en moins. Je commençais à prendre goût à l’écriture en ligne, et aux retours : j’amassais quelques centaines de lecteur·ices, chaque jour amenait son lot de commentaires, et pour la première fois, j’ai parlé de mon blog à des amis IRL, ainsi qu’à ma famille. Je n’écrivais plus à l’abri des regards indiscrets, alors que je puisais toujours autant dans ma vraie vie pour écrire. Quand j’y repense, je trouve ça fou, d’avoir été aussi bavarde en ayant une vie aussi banale. Mais ça me plaisait beaucoup et j’adorais lire des blogs similaires, j’étais passionnée par la vie des autres.
J’ai été la cible de cyberharcèlement pour la première fois de ma vie à 19 ans, quand j’ai publié un billet de blog où je racontais une situation de sexisme vécue, illustrée d’une photo de moi relativement dénudée. Pendant quelques semaines, j’ai reçu des centaines d’insultes, et tout autant de soutien. Mon blog a été relayé dans quelques médias web, et ma communauté est née.
Si je me refais le film, c’est à ce moment-là que j’ai commencé, à peine, à être plus attentive à ce que j’écris de moi, et comment. Mais en réalité ce n’est qu’après la publication de Moi les hommes que tout a vraiment changé. C’est intéressant de constater que pour moi, quand j’avais 2000 abonné·es sur Instagram ou sur Twitter, ou sur ma newsletter, c’était encore exactement comme quand je parlais dans le vent. Le facteur qui change tout, c’est l’anonymat. Ça ne devient plus possible de publier en ligne comme j’écris dans mon journal intime, à partir du moment où mon visage est connu, où j’ai une page Wikipédia, où des gens tapent mon nom, voire “Pauline Harmange mari” dans Google. Je dois me protéger, et je dois aussi protéger les miens.
J’ai mis un sacré moment à comprendre que je n’étais plus une anonyme, et que le reconnaître était essentiel à ma protection (et pas un symptôme d’un narcissime mal placé).
L’histoire saugrenue du tabloid et de la femme qui n’était pas Kim Kardashian
À la sortie de Moi les hommes, le tintouin médiatique français a assez rapidement contaminé des médias étrangers, et c’est ainsi que le livre est aujourd’hui traduit en une vingtaine de langues. C’est aussi comme ça que des photos de mon mariage se sont retrouvées dans un tabloid anglais.
Pendant quelques semaines frénétiques, je recevais des sollicitations médiatiques tous les jours, et je ne savais plus où donner de la tête. Une journaliste d’un très célèbre tabloid anglais m’a contactée avec insistance à plusieurs reprises pour me demander une interview. Pas de bol pour elle, je connais un peu les médias britanniques et si j’étais ignorante de beaucoup de choses, je savais que rien de bon ne pourrait sortir d’un entretien avec un tel journal, donc j’ai décliné. Elle m’a averti qu’avec ou sans moi, l’article sortirait, et elle n’a pas menti : un dimanche, je me suis réveillée avec un tombereau de merde dans ma boîte mail, l’article avait été publié non seulement en ligne mais aussi dans la version papier du tabloid.
J’ai donc découvert que mon compte Instagram, qui était encore celui d’une p’tite meuf qui tient un p’tit blog et qui n’est personne, avait été longuement scruté et que des photos que je trouvais jusqu’alors anodines avaient été récupérées pour illustrer l’article. Un cliché de brownie en gros plan, bon, passe encore. Une photo de moi le jour de mon mariage, ah, ça commence à craindre. Une photo de mon mari qui fait la sieste chez des copains. Là, c’est chaud.
Avant que vous ne vouliez me sauver : j’ai étudié avec des professionnels du droit toutes les possibilités de recours et il n’y en a pas, car le droit de la presse anglais est très différent du nôtre.
À partir de ces photos, volées bien qu’en accès libre — grand paradoxe des réseaux sociaux ! —, un portrait au vitriol avait été fait de moi, mais surtout de mon partenaire de vie, qui n’a jamais rien demandé d’autre que d’être laissé tranquille (sur son transat, avec un petit chien, merci pour lui). Le sentiment de violation est énorme, et dans un contexte de cyberviolences assez vénères, je crains non seulement pour moi, mais aussi pour lui. Au-delà de l’absurdité totale de voir deux pages dédiées à ma vie conjugale présumé à côté d’un article sur Kim Kardashian, je réalise que je dois supprimer du contenu, archiver des posts, et désormais : faire gaffe.
Et ça me rend triste, parce que je dis adieu à une partie de ma vie. Une part de spontanéité s’envole (alors que je n’en ai vraiment pas beaucoup), et je dois alors prendre le temps de reconstruire une manière d’être en ligne qui me convienne.
La poésie pour la pudeur
Aujourd’hui je me dois d’être encore plus vigilante : j’ai un enfant, qui n’a certainement pas non plus demandé à être exposée en ligne. Pour autant je continue d’écrire, d’écrire sur mon intériorité, et de publier certains de ces textes en ligne. C’est même une source de revenus pour moi, avec cette newsletter. Je me réfugie dans une forme de poésie qui permet une certaine pudeur, et découvre depuis plus d’un an (depuis le début de mes brèves, en fait, en mars 2022) quelque chose de très réjouissant dans le travail de peaufiner la forme d’un texte pour pouvoir le rendre agréable à l’œil, joli à l’oreille, même s’il n’est pas 100% explicite. Au diable le terre-à-terre, il y a d’autres personnes qui écrivent avec un sens pratique que je ne veux plus avoir, et Internet reste riche et fertile.
Pour autant, l’écriture que je publie n’a plus le même rôle qu’avant. Aujourd’hui, je cantonne 100% de mes états d’âme dans des carnets que je ne veux savoir être lus par personne, et tout ce que je publie, que ce soit ici ou sur Instagram, est soigneusement réfléchi. Ce n’est pas plus mal, car au final j’imagine que mon lectorat aussi a changé : ce ne sont plus une majorité de clics fortuits menant à me trouver. Vous êtes nombreux·ses ici à lire mes livres, à chercher l’écriture pour sa littérature. Pour revenir au message de Yasmine, je peux dire qu’avant, j’écrivais surtout pour moi, et publiais dans la foulée sans me poser de questions, jamais. Maintenant, j’écris toujours énormément pour moi, mais l’acte de publication (de “rendre public”) est le résultat d’une véritable réflexion dans mon rapport à l’autre. Mes archives personnelles resteront infiniment plus prolixes que ce que je choisis de rendre visible.
On pourrait croire que cela fait plus de quinze ans que je raconte ma vie dans le vent, mais ce serait omettre l’opération invisible de sélection et d’édition, qui définit l’épaisseur et la texture de ma présence en ligne.
Je réalise en me relisant que je ne suis pas bien sûre d’avoir répondu exactement aux interrogations de Yasmine (tu me diras !), mais après 4h de sommeil, on va dire que j’ai laissé libre cours au flux de ma conscience. (Édité et révisé, of course!) J’espère que l’anecdote du tabloid vous aura diverti·es — oui, on peut en rire, maintenant : c’est tellement ridicule — et que vous n’êtes pas trop tristes de la suppression des skyblogs. Le passé n’appartient-il pas au passé ?
À bientôt !
Pauline
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