Productrice exécutive
#31 - où je parle de l’œuvre d'un homme : assez rare pour être remarqué.
Salut vous,
J’ai commencé à écrire cette lettre alors que je regardais la Snyder Cut de Justice League, car parmi toutes mes contradictions, il y a celle de ne pas aimer la majorité des films de superhéros, mais aussi de vouloir absolument tous les regarder. Et dans cette Snyder Cut tant attendue, il y avait autre chose que la potentialité pour un réalisateur de rattraper un film qui lui avait échappé des mains et que les fans n’avaient pas trop aimé. Quelque part, ce film ne ferait-il pas partie du travail de deuil nécessaire à son réalisateur ?1
Parmi toutes les choses que je n’avais jamais comprises avant aujourd’hui, il y a dans les génériques des films les mentions “p.g.a.”, “c.s.a.”, et le titre de “producteur exécutif”. D’ailleurs, si je dois être honnête avec moi-même, je ne savais même pas trop ce que ça veut dire, “produire” une œuvre culturelle. (Je viens de passer dix minutes sur Wikipedia pour essayer de comprendre et rien n’est beaucoup plus clair : j’adore quand les flous s’organisent pour le rester.)
Hier, après une longue journée de dédicaces et de rencontre en ligne, j’ai revu le special Make Happy, du comédien Bo Burnham. Il y dit, dans une longue tirade qui ne fait pas du tout rire :
If you’re able to live your life without an audience, you should do it.
Il parle des réseaux sociaux comme de la réponse du marché à une génération qui ne demande qu’à performer, élevés comme nous l’avons été (surtout les plus privilégiés d’entre nous) à nous sentir tellement uniques qu’il serait dommage de ne pas en faire profiter un maximum de monde. À chaque revisionnage de Make Happy, je mets une nouvelle chose dans ma poche pour y repenser longtemps et là, en plus, ça m’a coupé les jambes. J’ai repensé à ma dernière newsletter, où je marchais sur le fil de reconnaître que parfois les réseaux sociaux nous aident à nous rappeler qu’on existe bel et bien, tout en me disant que parfois ce serait bien d’avoir cette certitude avant de poster, histoire que la tangibilité ne soit pas conditionnée à des likes. (Je m’auto-paraphrase, quelle audace.)
Donc quand Bo Burnham me demande si j’ai la capacité de vivre ma vie sans la performer devant une audience, je me sens… pas tout à fait attaquée, parce que ça vient d’un endroit qu’il connaît en tant que comédien, mais en tout cas : impliquée. Ça résonne, quoi. Quand quelque chose résonne en moi, je creuse un peu jusqu’à essayer de comprendre. D’ailleurs, au tout début de ce spectacle, il y a une interaction qui me fait quelque chose, qui vient aussi cogner à la fenêtre, dans mes réflexions au rapport qu’on entretient avec les personnes publiques :
Spectatrice : I love you!
Bo Burnham : No, you fucking don't. You do not. Haters gonna hate, lovers gonna love. You need to reject both sides of the spectrum to leave a... healthy middle.
Et donc quand je creuse, je lis un résumé d’une conférence entre lui et Johnny Sun2 sur la santé mentale où il dit que “beaucoup d’artistes laissent trop de place à leur audience dans leur processus créatif, dispersant des fragments d’informations et réclamant du feedback en permanence”. Il dit qu’on ne peut pas être créatif·ve quand on est constamment en conversation avec son audience.
En ce moment, j’essaye de produire une nouvelle version de mon roman, en suivant les bons conseils de mon éditrice, dont c’est le métier d’aider des auteurs et autrices plus ou moins aguerries à accoucher du meilleur texte possible. Et je n’arrête pas de me demander pour quoi je l’ai écrit, à l’époque, pour qui je le destine, maintenant. Contrairement à la performance de stand-up où l’on sait au moment où on prononce la blague si elle fait rire ou pas, l’écriture ne donne pas lieu à un feedback immédiat. Traditionnellement, en tout cas. Depuis Internet, c’est beaucoup plus facile d’avoir un avis quasiment instantané sur les mots qu’on lâche dans le vide en espérant qu’ils soient attrapés par quelqu’un·e au passage.
J’ai ouvert un blog pour ça. Les gens écrivent de plus en plus souvent sur Instagram (au lieu de sur les blogs) justement pour ça, aussi : c’est encore plus rapide. Pour savoir, illico presto, si ce qu’on a produit a été correctement exécuté. C’est très compliqué pour moi de me déshabituer de ça. D’ailleurs, quand j’ai publié mon roman en ligne, j’ai choisi de le faire par épisodes, et j’attendais avec anxiété des petits retours, tous les jours. Des stories avec des photos de vos écrans pendant que vous lisiez, vous me taguiez, des messages privés sur Instagram pour me dire vivement demain, vivement la suite. J’avais déjà tout écrit, je n’ai rien modifié dans le texte en programmant les articles que les quelques coquilles que je voyais, mais le retour sériel animait mon quotidien.
Le livre n’est pas adapté à cette faim. Le livre méprise cette faim, même, il me regarde avec condescendance : non ma fille, tu n’auras pas ta dose de dopamine. Je rature et reprends, découds et reprise mon texte, en n’ayant pour boussole que le bon sens de mon éditrice dont c’est le métier, et mon propre instinct — lequel ne fonctionne d’ailleurs pas très bien.
Entre deux sessions d’écriture où je doute de tout, j’ai besoin de performer à mon audience, pour me rassurer que j’existe toujours, et que quand j’aurai fini de produire mon œuvre à l’abri des regards indiscrets, j’aurai toujours une audience avec qui la partager. Quel narcissisme ! J’aime me dire que sur Internet, je suis moi-même, authentique, un mot qui a très ironiquement lui-même perdu en authenticité. Et pourtant, bien évidemment que je performe, que je me mets en scène. Même quand je parle de mes antidépresseurs, de mon avortement, de mon corps, des choses qui ne sont pas toujours glamour ou marketing, je choisis soigneusement mes mots pour contrôler du mieux possible ce que je vais véhiculer.
C’est normal, d’une certaine manière : c’est ça, créer.
Cette performance quotidienne m’empêche cependant d’atteindre cet endroit à l’intérieur où je ne me soucie que de ce que je fais et de ce que ça provoque en moi. Quand je me fais un café, je me le fais pour moi. Je n’attends pas que quelqu’un le valide pour savoir s’il est bon. S’il me plaît, à moi, c’est suffisant et ça me va. Pourquoi est-ce si difficile d’approcher cet état avec la création ? Pourquoi, bien que j’aie désactivé les notifications des réseaux sociaux sur mon téléphone, ai-je tant de mal à ne pas rafraîchir mes fils après avoir posté une photo ou un tweet, pour être bien assurée que ce que j’ai jeté par la fenêtre sans trop y penser afin de rester casual et authentique, plaise à au moins une personne ?
Dans ces conditions presque névrosées, pas étonnant qu’il soit difficile pour moi de me concentrer sur des textes à écrire seule, à ne faire valider que par une ou deux personnes qui font figure d’autorité, et de devoir attendre longtemps, si longtemps, avant de recueillir le feedback de mon audience.
Il y a quelque chose d’assez vertigineux dans le silence qui m’attend si je mets en pause quelques temps ces représentations quotidiennes pour me concentrer sur la lourde tâche — la grande aventure, disait de Beauvoir — d’être moi, juste moi.
Et vous, êtes-vous capables de vivre votre vie sans audience ?
Take good care.
Pauline
dernières lectures en ligne : 🇬🇧 chez Amazon, all work and no play make Jack a dull boy / le résumé de la conférence entre Bo Burnham et Johnny Sun / 🇫🇷 en 2003, on crée le délit d’interruption involontaire de grossesse / les influenceuses n’ont pas le devoir de s’exprimer sur tout //
derniers livres ajoutés à ma liste : What I Loved, S. Hustvedt / Heroines, K. Zambreno / The Emperero’s Babe, B. Evaristo / Luster, R. Leilani / Laëtitia, I. Jablonka //
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Zack Snyder devait être le réalisateur du Justice League sorti au cinéma, mais sa fille Autumn s’est suicidée pendant le tournage et il s’est retiré du projet, repris alors par Joss Whedon et beaucoup remanié avant de nous parvenir.
Illustrateur du très connu Gmorning, Gnight! de Lin-Manuel Miranda, et scénariste sur la saison 6 de BoJack Horseman.