Présomption d'excellence
Temps de lecture : 6 min
Salut,
Fin d’année crevée, je passe de longues heures à regarder d’un œil torve des séries ou des films dont j’ai longuement entendu parler, tricotant furieusement des chaussettes de Noël (tic tac tic tac, l’heure approche), essayant de m’en faire un avis. En parallèle je lis beaucoup et très vite, aussi : je me jette à corps perdu dans les histoires inventées par les autres. Ça me nourrit, ça remplit ma jauge de vie intérieure, et puis ça m’évade aussi — me fait oublier cette fatigue lancinante, les quelques déceptions qui me collent aux os à l’heure des bilans de fin d’année, et le calendrier pour la prochaine qui commence à se remplir. Comme l’ourse se retire au fond de son terrier pour hiberner, je me terre au creux d’autres mondes, léchant mes plaies pour préparer une peau au moins un peu cicatrisée à l’heure du printemps revenu.
Je lis des livres écrits par des femmes, et je regarde des productions audiovisuelles écrites et réalisées par des hommes. C’est le truchement des piles à lire et des listes à regarder, qui se remplissent différemment. J’attrape Le boys club1, j’ouvre Mon mari2, j’avance dans Je serai le feu3. Je bingewatche Family Business4, je jette un œil à Or de lui5, et je m’installe devant Annette6. Et le fossé s’ouvre un peu plus sous mes pieds.
Dans Le boys club, Martine Delvaux explique le male glance tel que théorisé par la journaliste Lili Loofbourow : contrairement au male gaze qui est un regard “masculin”7 insistant, qui déshabille, objectifie et déshumanise, le male glance est un coup d’oeil qui survole, paresseux, les œuvres culturelles qui n’ont pas pour objet direct l’expérience supposément universelle de l’homme blanc cishétéro d’âge mûr. Et qui serait d’une grande complaisance avec celles qui, justement, racontent encore et toujours les mêmes histoires.
Ainsi, nos habitudes de lecture nous empêcheraient de voir la complexité dans une œuvre « de femme » : on aurait tendance à la qualifier rapidement d'intimiste, autobiographique, sensible, émotive, dans tous les cas, sans portée « universelle ». Contrairement à notre manière de scruter un visage « de femme » en nous attardant aux détails, devant un texte ou un film « de femme », on irait au plus vite, on sauterait aux conclusions. Et en ce qui concerne les œuvres signées de noms d'hommes, le regard projetterait d'emblée la qualité puisqu'on s'attend au succès. [...] Plutôt, on présuppose la complexité, l'intelligence, le talent, sans sentir le besoin d'aller vérifier si tout ça est vrai. Suivant la logique de Loofbourow, il faudrait désapprendre le male glance pour pouvoir s'attarder aux œuvres de femmes. Mais ce désapprentissage devrait se doubler d'un autre geste : celui qui consiste à pratiquer le female gaze. C'est-à-dire prendre le temps de s'attarder aux œuvres produites par des hommes, y chercher les détails, creuser. Refuser l'apparente neutralité masculine. Reconnaître que le masculin n'est pas « ce sexe qui n'en est pas un » parce qu'il serait universel. Montrer le boys club comme « marqué ».
(Martine Delvaux, Le boys club, 2021, Petite Bibliothèque Payot)
Je lis ça le lendemain de mon visionnage d’Annette — à partir de là, spoilers sur ce film, vous êtes prévenu·es. Je repense à la standing ovation réservée à ce film après sa projection à l’ouverture du Festival de Cannes en 2021.8 Je repense au tourbillon d’édito sortis pour Annette, qui semblait avoir tout changé dans le game du cinéma. Un musical écrit par un groupe icônique (Sparks, dont personnellement je n’avais jamais entendu parler), porté à l’écran par un réalisateur français-fantasque, avec un casting en or, et un parti pris étrange : le personnage éponyme, la fille des personnages joués par Adam Driver et Marion Cotillard, est joué par... des marionnettes.
J’ai regardé ce film d’un oeil pourtant prêt à être charmé. J’aime les comédies musicales, j’aime l’étrange, j’aime Driver, j’aime le rock. La scène d’ouverture me mystifie. On y voit l’équipe du film — le réal, les membres de Sparks qui ont écrit toute la BO, puis les acteur·ices — chanter la première chanson lors d’un long plan-séquence, jusqu’à ce que des assistant·es tendent à Driver et Cotillard (qui jouent alors le rôle d’elleux-mêmes) des éléments de leurs costumes. À la fin de la chanson, iels sont devenu·es Henry McHenry et Ann Desfranoux9 et la narration commence. Wah, c’est ingénieux, me dis-je — soufflée.
Après, je trouve que c’est la dégringolade. Les singeries sur scènes de Henry McHenry, personnage détestable et sans rédemption, ne me font même pas esquisser un sourire de connivence. Je trouve les numéros musicaux pas très jolis, l’intrigue est longue à démarrer, les scènes de sexe puent le male gaze10. Et puis, dans un mouvement de négligence, Henry McHenry tue sa femme dont il ne supporte pas l’ascension au sommet de sa gloire tandis que son aura à lui décline. L’enfant-marionnette, dont tout le monde semble se fiche pas mal, devient intéressante (= exploitable) aux yeux de son père quand elle se met à chanter d’une voix cristalline, fantôme de celle de sa mère. On se dispute le souvenir d’Ann entre son mari et son ancien amant, on fait parader l’enfant qui ne parle pas mais chante si bien, un autre meurtre, le méchant est condamné, dernier numéro chanté où enfin une petite humaine joue le rôle d’une petite fille, clap de fin-rideau.
Une fois l’écran redevenu noir, je continue à repenser à Annette. Je ne comprends pas l’engouement, mais j’ai l’impression que j’ai loupé un truc. Une question m’obsède : pourquoi l’enfant est joué par une marionnette ? Qu’est-ce que ça veut dire ?! Je fais des recherches frénétiques. Je n’ai pas aimé mais je n’arrive pas à m’en tenir là, je me dis que je n’ai pas compris, je ne fais pas confiance à mon jugement. Sûrement, si tout le monde a adoré, si tout le monde a été subjugué, je dois me tromper. Je dois être trop bête, il faut que je m’éduque. Je lis pièce après pièce qui salue performances, message et l’utilisation de cette marionnette.
Je réalise après plusieurs heures de recherche qu’en fait, j’avais parfaitement compris. C’est juste que je n’ai pas du tout trouvé l’ensemble intéressant.
Où est la révolution, où est la subversion ? Un homme jaloux du succès de la femme qu’il est censé aimer, un homme méprisant et violent, qui tue et qui ment, puis qui fait son beurre sur le dos de plus faibles que lui : qu’est-ce que cette histoire nous a apporté de plus, comment nous a-t-elle fait grandir en tant qu’espèce ? On s’ennuie — je m’ennuie. Je n’applaudis pas pendant cinq minutes pour ça. C’est vu et revu, et ce ne sont pas les différents arrangements de cordes et modulations de voix ponctuant l’œuvre qui la rendent originale.
Alors quand je lis le passage de Le boys club cité plus haut, je décide d’arrêter ce petit manège. Je décide désormais de me faire confiance. Si une œuvre crée par un homme ne me plaît pas malgré tous les discours dithyrambiques, je décide de ne plus douter de mon propre jugement. Il met peut-être un peu de temps à se former, mais il n’y a pas de raison pour qu’il soit moins juste, moins pertinent, que ceux des dizaines de critiques, professionnel·les ou amateur·ices, qui applaudissent à tout rompre des productions au vernis certes brillant, mais au contenu désespérément conservé. Dans une vieille saumure puante.
Ceci était un message de la Société des Cinéphiles qui Manquent de Confiance en Soi. La première réunion de SCMCS est terminée, je m’en vais continuer de regarder Succession pour tenter de déterminer si j’aime, et pourquoi — comme pour Annette, mais en espérant de meilleurs résultats.
Bonnes fêtes,
Pauline
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Prenez bien soin de vous.
Le boys club, livre de Martine Delvaux, 2021, Petite Biblio Payot.
Mon mari, livrede Maud Ventury, 2021, L’Iconoclaste.
Je serai le feu, anthologie compilée par Diglee, 2021, La ville brûle.
Family Business, série créée par Igor Gotesman avec Jonathan Cohen, Julia Piaton et Gérard Darmon, 2019-2021.
Or de lui, série créée par Baptiste Lorber avec Ramzy Bedia, Olivia Côte et Marc Riso, 2021.
Annette, film écrit par Sparks et réalisé par Leos Carax avec Adam Driver, Marion Cotillard et Simon Helberg, 2021.
Ça ne veut pas dire que ce sont toujours des hommes qui regardent, mais que l’oeil qui observe le fait d’une manière qui est masculine, virile.
Je lis sur Twitter que certain·es journalistes estiment que c’était plus une ovation pour célébrer le retour du festival après l’annulation de 2020, impossible de savoir ce qu’il en est.
Ce nom de famille est ridicule.
Non, il ne suffit pas de montrer un cunnilingus pour en faire un moment différent dans l’histoire du cinéma.