Pour la beauté du geste
Où je me mets à utiliser une IA pour écrire. (Enfin presque, euh, bref, lisez pour savoir.)
Salut,
Quelques difficultés depuis deux semaines à trouver de quoi il serait bien pertinent de vous parler. Je vais continuer à faire ce que je fais le mieux, à savoir tenter de tisser des liens entre vous, moi, la créativité, l’écriture, le monde, le genre. Mais je vais le faire après avoir précisé que si je ne dis rien, des choses atroces qui se déroulent constamment, ce n’est pas parce qu’elles ne me touchent pas ou qu’elles ne me semblent pas importantes. C’est juste parce que je n’ai rien à dire, littéralement je reste sans voix. Alors au lieu de dire n’importe quoi sur des sujets graves que je ne maîtrise pas, je vais essayer de ne pas dire n’importe quoi sur des sujets moins graves que je comprends mieux.
Récemment, l’association qui gère le NaNoWriMo a refusé de condamner l’utilisation de l’intelligence artificielle lors du challenge international, en usant d’arguments que beaucoup, moi y compris, ont trouvé spécieux : condamner l’IA dans la création, ce serait à la fois classiste et validiste, rien que ça. Il faudrait apparemment pas mal d’argent et un corps valide pour écrire un roman de 50 000 mots en 30 jours.
Si vous me suivez depuis un moment, vous devez savoir combien j’aime le NaNoWriMo. Ce challenge m’a beaucoup portée, m’a aidée à mettre l’écriture au premier plan de ma vie – d’abord un mois par an, avant que ça devienne mon métier et qu’il soit donc un peu absurde de n’y consacrer qu’un mois à 150% alors que je peux maintenant m’y adonner tous les jours de la semaine à environ 75% (j’adore ne rien faire, ou faire autre chose que travailler, n’oublions pas).
Ce que j’ai toujours le plus aimé, dans le NaNoWriMo, c’est le sentiment de communauté. J’ai rencontré une de mes meilleures amies à la soirée de lancement d’un NaNoWriMo, organisée à la BNF (toute une nuit ! Dans la BNF !). Il y a quelques années, j’ai lancé un Discord pour rassembler des connaissances qui voulaient faire le NaNoWriMo, et depuis un vrai groupe d’écriture s’est formé. C’est un premier novembre, clavier sous les doigts, que j’ai compris que je pouvais écrire et le dire, le partager, être soutenue, soutenir d’autres personnes. Que ce n’était pas un hobby honteux (parce que prétentieux), qu’on pouvait écrire des histoires sans automatiquement se prendre pour Victor Hugo. Qu’on pouvait s’amuser. Et on s’amuse toujours plus ensemble.
Il se trouve que cette communauté, c’est aussi la première à me donner des retours sur ce que je crée (et comment), maintenant. Entre mon groupe d’écriture en ligne où on échange quotidiennement, le scenius composé d’amies créatrices avec qui je discute de mon process ou partage des bouts de texte, les résidences d’écriture auxquelles j’ai participé... Je ne travaille plus jamais seule devant mon texte sans apport humain extérieur. C’est difficile de décrire à quel point c’est riche et précieux, mais aussi parfaitement accessible. Ces groupes sont très très loin d’être composés uniquement de personnes valides et aisées financièrement.
J’ai donc vraiment du mal à comprendre le point de vue du QG de NaNoWriMo, si ce n’est qu’ils ne peuvent pas en avoir un autre, puisqu’un de leur sponsors cette année est un logiciel d’assistance à l’écriture par intelligence artificielle.
Quand j’ai appris ça, j’ai vu rouge. J’ai téléchargé le logiciel, qui a une version gratuite, en me promettant de montrer ! Que l’intelligence artificielle ne peut pas surpasser l’intelligence humaine, surtout pas celle du groupe ! J’avais un plan. J’allais écrire très vite (et donc un peu mal) un court texte et lui passer dans ce logiciel, pour collecter ses retours. J’allais éditer le texte selon ces retours d’intelligence artificielle. Mais j’allais aussi filer ce texte à mes ami·es d’écriture, leur demander leur avis à alleux, leurs conseils, et éditer une deuxième version grâce à l’intelligence du groupe. À la fin, dans mes rêves les plus fous, une personne impartiale aurait lu les deux textes anonymisés et m’aurait confirmé mon intuition, que le meilleur était celui soutenu et co-créé par des cerveaux et âmes humaines, pas celui assisté par ordinateur.
J’ai fait à peu près la moitié de cette expérience avant de décider que j’avais un peu mieux à faire de ma vie (par exemple : partir en vacances avec mes humains préférés et lire Intermezzo, le dernier Sally Rooney, une personne humaine). Mais ce n’était pas une expérience inutile nonobstant, parce que ça m’a permis de beaucoup réfléchir et très vite à la question qui m’obsède quand je pense à l’IA dans le secteur créatif :
Pourquoi on crée ?
Je n’arrive pas à concevoir que l’objectif premier dans une démarche de création artistique soit : générer rapidement et sans effort un résultat médiocre. C’est pourtant tout ce que peut nous offrir l’IA.
Quand j’ai passé mon texte dans le logiciel, j’ai d’abord été surprise. L’outil propose une analyse de texte qui met en exergue ses points forts et ses défauts, et propose des pistes d’amélioration. Ça, c’est de l’intelligence artificielle analytique. J’étais moi-même plutôt d’accord avec le commentaire produit (notamment parce qu’il me brossait adéquatement dans le sens du poil), et les conseils n’étaient pas absurdes. Mais c’est quand j’ai commencé à utiliser l’intelligence artificielle générative que j’ai vraiment rigolé.
Le logiciel est très transparent sur ce qu’il fait : il a analysé des milliers de textes disponibles en ligne1, et il propose des améliorations qui permettront au texte que j’ai écrit de mieux rentrer dans la moyenne de ce qu’il a ingéré. Il me dit très clairement : 65% de vos phrases commencent par un sujet, comparé à 61% dans les œuvres publiées. Qu’est-ce que je suis censée faire de ça ? Comme je ne sais pas, je peux cliquer sur « proposer une réécriture » et après je peux pleurer un peu, parce que si j’avais voulu écrire ça, je l’aurais fait. Si j’avais voulu enlever toute la poésie, toute l’atmosphère et toutes les figures de style de mon texte, je l’aurais fait (et je serais retournée écrire des fiches produit pour des pneus).
Au fond, donc, le logiciel me permet de modifier mon texte pour qu’il ressemble un maximum aux autres textes qui existent déjà, et qu’il ait, par une extension de logique que je n’ai pas tout à fait saisie car elle oblitère le caractère humain de la prise de risque éditoriale, plus de chances d’être publié.2
On écrirait donc pour être publié. On serait publié pour avoir du succès. Et on ne pourrait avoir du succès qu’en ressemblant à ce qui a déjà été fait, au moins formellement.3 OK, admettons.4
Pour revenir au NaNoWriMo, avec le temps j’aie fini par être d’accord avec ce qu’ils semblent nous dire aujourd’hui : ce n’est pas vraiment possible d’écrire un roman en 30 jours à moins d’avoir beaucoup de temps (et le temps, c’est de l’argent) et un corps qui peut l’encaisser. Ce que j’ai réussi à faire, étudiante à 23 ans, ne me serait plus accessible maintenant, si j’avais un travail salarié sans lien avec l’écriture, comme l’immense majorité des participant·es au challenge. Ce qui est ironique, c’est qu’au lieu de questionner la faisabilité du challenge – sa pertinence sanitaire, dirais-je même – on vient proposer une solution apparemment magique.
Pas le temps, pas l’énergie d’écrire ? Le capitalisme patriarcal vous broie jusqu’à la moelle et aspire votre âme ? Vous pouvez quand même remporter le challenge grâce à l’IA !
Peu importe que le challenge ne fasse rien gagner (à part une réduc’ sur l’abonnement au logiciel d’IA...). Peu importe que ce soit censé être un moment qu’on dédie pleinement et entièrement à la pratique créative.
Je retourne le problème dans tous les sens et je ne comprends pas : on ne peut pas devenir écrivain·e sans écrire. Sans pratiquer physiquement l’acte d’écrire en tapant ou en traçant ou en dictant des mots, sans pratiquer mentalement la gymnastique de réflexion et de création qu’est intrinsèquement l’acte d’écrire. (Et écrire, c’est aussi réécrire.)
(Vous allez me dire, et les auteur·ices qui font appel à des prête-plumes ? Eh bien, désolée mais ces gens-là n’ont pas écrit leurs livres. Iels ont peut-être leur nom sur la couverture, et c’est peut-être elleux qui perçoivent les royalties, mais dans le fond de mon cœur, je ne peux pas penser qu’iels sont les auteurices de leurs œuvres. Mais au moins est-ce un autre cerveau humain qui en est l’auteur, au contraire d’une image obtenue après que quelqu’un a tapé du texte dans la boîte de Midjourney. Je ne considère pas non plus que ce quelqu’un est l’auteur de l’image qui résulte de son prompt, même s’il a passé 3 mois à trouver le prompt qui arrivera à un résultat qu’il estime adéquat.)
Mais si je n’ai pas poussé plus loin mon expérience, c’est qu’en fait le résultat m’importe peu. Parce que je ne crois pas qu’on crée pour le résultat. En tout cas on ne devrait pas.
Je fais la meuf très sage du haut de sa montagne, vous avez le droit de hausser un sourcil. Pour qui se prend la meuf qui a connu un succès éditorial précoce lui permettant pour l’instant de vivre de son écriture ? De quel droit me dit-elle qu’on ne devrait rien créer en espérant que ça rencontre le succès ?
J’argumenterais que je suis paradoxalement assez bien placée. Quand j’ai écrit mon premier roman, à 23 ans, mon objectif n’était que celui-ci : écrire un roman. Mon rêve, c’était juste ça. Écrire un roman, du début à la fin, raconter mon histoire. Je ne vais pas vous dire que ça m’allait si personne ne la lisait, c’est faux, puisque j’avais deux relectrices pendant l’écriture, et qu’ensuite je l’ai mis en accès libre sur mon blog. Mais voilà, il aurait pu ne jamais être publié dans le circuit traditionnel ou même en auto-édition, j’avais quand même réalisé mon rêve, j’étais quand même fière comme un paon. De même, quand j’ai écrit Moi les hommes, je les déteste, j’étais parfaitement OK avec son destin initial quand j’ai signé : être tiré à 200 exemplaires, être diffusé de manière confidentielle dans un cercle d’ami·es et de sympathisant·es.
Et là aussi, le plus intéressant, le plus cool, le plus stimulant, ça n’a certainement pas été la réception du livre, le résultat. C’était l’acte de faire. Écrire, organiser ma pensée, la découvrir même parfois, et tisser minutieusement la tapisserie pour écrire un livre qui se tient, une histoire logique.5
En fait, le résultat et la réception d’une œuvre n’ont d’importance que si elles conditionnent le confort matériel de son auteurice, donc si c’est son métier. Et c’est à notre corps défendant, je pense qu’on est nombreuxses à rêver de pouvoir créer sans regarder les chiffres des ventes en croisant les doigts pour que ça suffise à payer les factures, remplir le frigo et habiller les enfants.
L’art ne devrait pas être rentable. Pour certaines personnes, il est indispensable qu’il le soit, parce que c’est ainsi qu’elles gagnent leur croûte et je nous souhaite longue vie et prospérité dans cette entreprise. Mais toutes les œuvres d’art n’ont pas à être rentables, tous les artistes n’ont pas besoin d’en vivre, et l’art peut aussi, doit aussi (!) être une pratique ludique, joyeuse, gratuite voire fondamentalement ruineuse, parce qu’on la pratique non pas pour gagner de l’argent ou de la fame, mais pour la beauté du geste.
Par amour pour le processus. Pour le sentiment de victoire qui naît d’avoir surmonté un obstacle qui s’était mis entre notre vision et ce qu’on ne parvenait pas tout à fait à restituer. Pour les décharges de dopamine et d’endorphine qui fourmillent jusque dans les paumes quand on a fabriqué quelque chose qui marche, c’est-à-dire qui a du sens pour nous, et avec un peu de chance pour quelques personnes à qui on le montre. Fébrilement, tendrement, parce qu’on y a mis de soi, entièrement. Parce que c’est imparfait, parce que ça ne ressemble à rien de ce qu’on a déjà vu, parce que c’était quelque chose qu’on avait besoin de faire advenir au monde.
Et tout ça, l’IA ne pourra pas nous le donner. Je serais curieuse de savoir si appuyer sur le bouton « Continuer d’écrire » du logiciel d’assistance à l’écriture a produit une quelconque décharge hormonale dans mon cerveau.6 Je sais en tout cas que je n’ai retiré aucune satisfaction à l’exercice, et c’est pour ça que je l’ai arrêté prématurément. J’écris pour la joie absolue que c’est, même quand c’est plus difficile que prévu, même quand je n’y arrive pas du premier coup. J’écris pour réécrire, pour recommencer, pour essayer à chaque fois d’écrire la meilleure histoire possible, avec mes capacités du moment et la maîtrise relative de mon art.
J’écris par amour d’écrire.
Beaucoup de bruit pour rien, à part pour revenir à ce qui a déjà été dit il y a six mois :
Vous savez quel est le plus gros problème avec le tout-IA ? On va dans la mauvaise direction. Je veux que l’IA fasse ma lessive et ma vaisselle pour que je puisse faire de l’art et écrire, et non que l’IA fasse mon art et mon écriture pour que je puisse faire ma lessive et ma vaisselle.
Mais je crois qu’au fond je ne me fais pas trop de souci pour la création artistique loisireuse.[7] Celleux qui veulent se faire un peu d’argent sans trop se fouler le feront par le biais de l’IA avant d’en trouver un autre. Celleux qui veulent fabriquer des choses qui ont du sens continueront à le faire, avec leurs mains, leur cerveau et leur cœur. Et on continuera d’être surpris·es, attendri·es, impressionné·es, parce que les organes humains peuvent façonner, avec un peu de temps et d’amour.
Bon, après, que les décideurs dans les immenses boîtes de production de médias qui inondent nos paysages culturels et nos imaginaires s’emparent de l’outil dans ce même objectif de production rapide et médiocre à bas coût, c’est une autre histoire. Mais elle n’a plus grand-chose à voir avec la beauté du geste, alors ce n’est plus trop mon sujet du jour.
À vite, avec l’âme et le cœur,
Pauline
PS : merci à Anne Goulard, avec qui j’ai échangé longuement sur le sujet via Bluesky. J’ai également lu quelques articles sur le sujet, le plus intéressant étant celui-ci (en anglais) : « Why AI Isn’t Going To Make Art » par Ted Chiang, qui m’a été envoyé par plusieurs personnes, notamment Anne mentionnée ci-dessus et la journaliste spécialisée en tech Lucie Ronfaut.
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On peut tout à fait débattre sur le fait que les maisons d’édition ne prennent pas tous les risques qui permettraient de développer le paysage littéraire d’une manière riche et égalitaire. Mais le fait est que chaque année des bouquins OVNI ont des succès inattendus, et pour cela il fallait bien qu’une personne humaine place sa confiance en un texte novateur d’une manière ou d’une autre. ↩
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D’instinct, je dirais que la forme est peut-être en réalité tout ce qui nous reste à subvertir, parce que toutes les histoires ont déjà été racontées. (J’y tiens, mordicus.) ↩
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C’est une admission rhétorique, ne vous en faites pas. ↩
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On ne m’ôtera pas de l’idée que tous les livres sont des histoires qu’on tente de raconter, même les non-fictions. ↩
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Pour un résultat hilarant : je lui avais demandé de continuer mon texte et il a juste répété tout ce que j’avais déjà dit, en moins bien. Ensuite, j’ai repassé le texte complet ainsi obtenu et il m’a dit que c’était redondant. ↩
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Oui, ce mot existe. Il est « extrêmement rare » d’après le Wiktionnaire. ↩
Bonjour Je serais intéressée par le naniwrimo. Est-ce que tu pourrais en dire plus? Comment participer au groupe dont tu fais partie ? L'idée me plaît beaucoup. Merci pour ta réponse