Panne d’écriture
Temps de lecture : 8 min
Salut,
Depuis quelques mois — depuis que je suis enceinte, en fait,1 ou depuis que j’ai rendu le manuscrit d’Avortée, les événements coïncidant je laisse aux psychanalystes le choix dans la date — je traverse une panne d’écriture.
Cette phrase est incroyablement, indubitablement, énormément fausse, et pourtant je lui ressens une vérité profonde qui m’amène aujourd’hui à un vaste questionnement : qu’est-ce qu’on écrit, quand on n’écrit pas, et cela est-il écrire quand même ?
Ma panne d’écriture est précise : elle concerne la fiction. En septembre, j’ai commencé un nouveau projet de roman dont j’ai posté des extraits tout le mois de novembre, c’est un projet qui me travaille au corps (encore plus maintenant que je suis enceinte, puisqu’il parle de maternité) et ce depuis des années, et j’aimerais vraiment fort qu’il devienne un livre un jour. Pourtant, impossible de m’y remettre, je sèche, c’est terrible.
À côté ça, pour autant, je reste une graphomane invétérée. Je pensais que ce terme, qui signifie « manie de l’écriture », était réservé aux écrivain·es de la trempe d’Amélie Nothomb. Vous savez, cette femme qui écrit 8 heures par jour et qui a 67 romans non-publiés dans ses tiroirs.2 Mais après réflexion, s’il existe une manie de l’écriture, je pense que j’en suis bien atteinte, puisque j’écris tout, tout le temps. J’ai un tic un peu étrange, qui est d’écrire des mots des conversations que j’ai dans l’air, avec mon index, pendant qu’on me parle. Si vous me voyez faire, vous saurez que c’est ça, et que je n’arrive pas à réprimer cette habitude.
Bref, donc pendant que je dis que je n’écris pas, en fait :
J’écris chaque jour dans mon journal, souvent plusieurs pages, surtout depuis que je suis enceinte (ça vous bouleverse une femme, laissez-moi vous le dire).
Depuis une semaine, j’écris une lettre par jour : je me suis offert le carnet Toutes les lettres ne sont pas des lettres d’amour (ou peut-être le sont-elles ?), de Morgane Ortin,3 et ai décidé d’écrire une lettre par jour pendant les 46 jours qui me seront nécessaires pour aller au bout de l’entreprise. C’est un exercice rafraîchissant, aujourd’hui j’ai écrit à mon premier mec, celui que j’ai eu juste après être rentrée dans le placard genre « ah, aimer les filles c’est un peu dangereux du coup, tiens un gars random me témoigne un demi-gramme d’intérêt, et si je faisais semblant que c’était suffisant ? ». J’avais oublié à quel point cette relation, aussi brève que fade, avait été salutaire.4
Depuis une semaine aussi, j’écris chaque jour des pécatrix : l’idée et le mot nous viennent d’Alexia Chandon-Piazza (et sa superbe newsletter cailloux, que je vous recommande vivement). J’ai succombé à la mode du jeu Wordle et de ses variantes françaises, Sutom et Le Mot. Chaque matin je fais mes trois grilles, et depuis la lettre d’Alexia et sa belle invention, je prends ensuite le temps de composer un poème, avec les contraintes suivantes : il doit être fait d’autant de vers qu’il a fallu de coups pour trouver le mot, et contenir au moins le mot final (je m’efforce de mettre un maximum de mots d’essai). Je vous offre ainsi quelques uns de mes pécatrix préférés :
07.02.22 : JUPES 6/6 Sorties de l’étuve Fumante, vaporeuses Elles s’éloignent et Fendent les dunes Fuyantes, courageuses, Le vent du Nord dans leurs jupes. 09.02.22 : LOUIS 3/6 Je suis hantée par un pouls lumineux Louis d’or en mon creux 12.02.22 : FACILE 4/6 Une faveur quémandée Au feu les mensonges et les fables À nu les vices et puis les failles Pas facile non, la vérité
Je rédige presque tous les matins ce dont je me souviens de mes rêves, qui sont improbables depuis que je… (vous laisse finir cette phrase), et qui me font délirer.
Et enfin, presque toutes les semaines, je vous écris longuement, ici, dans cette lettre où j’aligne mot après mot dans l’espoir à la fin d’avoir raconté une histoire.
Donc quand je me plains, « je n’arrive pas à écrire », de qui je me moque, tout bêtement ?
J’écris à profusion. Vous en avez peut-être même marre que j’écrive autant. Je vous comprends. Mais je n’arrive pas à écrire ce que je dois écrire (pour ma carrière, pour mon éditrice), ce que j’ai envie d’écrire (puisque je préfère la fiction à toute autre forme d’écriture), et ça me frustre immensément.
Tenez, prenez donc un rêve :
17 janvier Je devais être transplantée avec un cœur de poisson gigantesque. L’infirmier demandait à la chirurgienne pourquoi pas plutôt un cœur d’alligator ? Je vivais dans un complexe (encore ?) avec plusieurs autres personnes et chaque jour quelqu’un devait ramener le goûter pour les autres. J’étais colocataire d’un grand-père bourru (physique de James Cromwell).
Hier, j’étais à la rencontre avec Nanténé Traoré à la librairie L’Affranchie5 et j’ai été surprise et ravie que quand il parle de son écriture, Nanténé parle aussi bien de ce qu’il écrit “pour le boulot” de ce qu’il écrit pour ses proches ou pour lui-même. Il a dit aussi une phrase que j’ai adorée :
Comme plein de gens, j’ai été plein de gens.
Il faisait notamment référence au recul qu’on peut avoir sur un texte quand il a été écrit par un·e moi du passé. J’ai pensé aussi à ce que ça remuait en moi, ça : je me sens divisée parfois dans mon identité d’écrivaine. Peut-être que si je ne suis pas satisfaite d’écrire tout sauf de la fiction, au point que ça me fasse écrire des énormités comme “je n’écris pas en ce moment”, c’est parce que mon identité est pour moi celle d’une écrivaine de fiction. Peut-être parce que ce n’est pas pour ça que je suis le “plus connue” alors j’ai l’impression qu’il faut que je donne à fond là-dessus pour mieux faire coïncider ce qu’on perçoit de moi et ce que je me sens/ce que je veux être. Peut-être encore parce que je pense que c’est l’identité la plus noble6 parmi toutes celles que je peux avoir. Romancière, ça en jette, plus que “blogueuse”. J’enrage d’ailleurs que certaines de mes bios à l’étranger contiennent ce mot, alors même que je revendique qu’on puisse être une femme et bloguer et dans tout ça, être super intéressante et avoir un regard unique sur le monde.
Peut-être aussi, beaucoup plus simplement, que je martèle “je n’écris pas” parce que je suis bouffée par la terrible injonction à la productivité qui vient m’emmerder alors même que je la conchie. Malgré tous mes efforts pour me donner le droit d’être fainéante, je suis tout de même bouffée par la peur de disparaître des radars, de laisser passer ma chance, de ne pas avoir tout mis en œuvre pour réussir, dans une ère de profonde accélération.
Je passe mon temps à répéter, en atelier et dès qu’on me demande c’est quoi écrire, que le temps passé à ne rien faire est toujours du temps précieux, que l’oisiveté n’est pas un vide mais un plein d’espace à embrasser. Que ne pas écrire, quand on a un projet en tête, c’est toujours quand même écrire, laisser faire le subconscient. (Nanténé disait hier : “Un texte s’écrit à 80 % en ta présence, et 20 % t’étais là, c’est toi qui écris, mais tu sais pas ce qui se passe.” Je dirais que 20 % du texte s’écrit aussi sans mots, sans papier, sans touches qui cliquète. Le cerveau est une machine prodigieuse. Et maintenant les maths sont pétées, mais je fais ce que je veux.)
Je ne sais pas comment conclure cette logorrhée. Je vais donc juste vous dire que l’épisode du podcast Faire dans lequel je raconte ma vie et ma manière d’écrire est sorti, alors écoutez-le peut-être, et moi je vais continuer à écrire tout et n’importe quoi en attendant que l’étincelle pour revenir à ma fiction revienne.
À dans deux semaines !
Pauline
Si vous ne me suivez pas sur les réseaux sociaux, grand bien vous fasse et ceci fera donc office d’annonce : je suis enceinte, ravie et épuisée.
Source : France Info, 2018.
La personne derrière, notamment, Amours Solitaires, et vous m’excuserez si je trouve le titre de ce carnet beaucoup trop longuet.
Juste après j’ai rencontré celui avec qui je suis depuis 10 ans, le père de mon enfant hahaha me lasserai-je un jour de dire ce genre de choses, probablement pas, et avoir comme élément de comparaison directe une relation pas atroce mais juste bof, m’a vite fait comprendre que j’étais en train de vivre un truc incroyable.
Abonnez-vous au podcast de la librairie pour pouvoir écouter les échanges passionnants avec les auteur·ices, l’épisode avec Nanténé sortira jeudi prochain je crois.
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