Oui, mais sans la tendresse ?
Convergences des luttes en territoire tendre
Salut,
1Souvent, quand même, l’univers converge. J’assiste à une rencontre croisée entre Isabelle Sorente et Wendy Delorme, au cours de laquelle Isabelle fait mention d’un texte de l’écrivaine Olga Tokarczuk – de leur recherche, commune, d’un tendre narrateur. Quelques jours plus tard, je lis la nouvelle édition d’Éloge des fins heureuses et Coline Pierré y mentionne ce même texte,2 faisant ainsi l’éloge de la tendresse. Entre les deux, je passe un temps fou à découvrir là où se loge en moi ce sentiment si mou, si doux : mon bébé est malade, et alors la tendresse est la seule chose qui nous soigne.
Je mets à jour mon site web professionnel petit-à-petit depuis sa mise en ligne et réalise qu’il faut que je mette à jour la présentation de cette infolettre. Qu’elle parle de devenir adulte et que maintenant cela passe beaucoup, pour moi, par mon expérience de la parentalité. J’oscille entre la crainte d’endormir un public qui m’apparaît flou et désintéressé de la question (parce qu’il est indéniable que tout ce qui touche à la parentalité peine à obtenir sa juste place dans les conversations, à part entre les parents) et le brandissage politique de ce nouveau sujet qui m’habite : évidemment que je ne vais parler que de ça, de quoi d’autre parlerais-je, pourquoi parlerais-je de quoi que ce soit d’autre ? Voilà ce qui me constitue pour grande partie. Ce n’est pas moins intéressant, parce qu’il est tout aussi indéniable que côtoyer une très jeune humaine m’enseigne depuis des abysses de profondeur.
Intéressant de noter, comme j’en suis convaincue depuis toujours et comme le rappelle Martine Delvaux3, qu’il n’est pas nécessaire d’être læ parent·e d’un·e enfant pour devenir récipiendaire de ses enseignements involontaires.
La tendresse, donc. Je cite :
La tendresse est peut-être l’une des émotions les plus enfantines, les plus naïves. Elle est dénuée de cynisme et d’ironie, elle n’a pas de connotation sexuelle, et surtout : elle est un acte de vulnérabilité et de don, ce qui en fait un attribut très (vous me voyez venir ?) féminin.4
De la rencontre et des mots d’Isabelle et de Wendy, dans mon carnet, je souligne “magie sympathique” plusieurs fois, je note :
A la racine de l’écriture, il y a peut-être un désir de vie sauvage. “UN TENDRE NARRATEUR.”
Et retour à Coline Pierré :
Dans Le tendre narrateur, Olga Tokarczuk érige la tendresse au rang de “moyen de communication humaine des plus raffinés”, un merveilleux outil pour comprendre le monde et les autres, pour étendre son empathie et sa capacité d’imagination.5
Tout ça me semble tissé du même fil. Et puis la nuit.
La nuit qui commence quand mon enfant enrhumée se réveille paniquée de ne plus réussir à respirer par son nez bouché. Il y a le son très particulier que fait le pleur de panique, et la déchirure instantanée dans mon corps tout entier, je ne veux plus jamais que mon enfant ait peur tout en sachant que non seulement je ne peux pas le lui éviter, mais qu’en plus, essayer lui serait néfaste. Il y a les gestes faits pour la rassurer, augmenter son confort, la raccompagner vers le sommeil. Nos mains en coupe sur son crâne encore presque chauve, à plat dans son dos secoué de sanglots. Je la recouche contre moi, tout contre moi, et elle se rendort péniblement, ses doigts frôlant ma joue, son souffle encombré dans mon cou. Toutes les heures, réveil, pleurs, réassurance, rendormissement. Et à chaque fois, entre son père et moi, un regard échangé à la texture très particulière. Tout entier fait d’inquiétude et d’amour, ce regard rendait supportable la fatigue, il disait Voilà pour quoi nous sommes faits.
Sans notion d’absolution, parce que je pense être faite pour une grande quantité de choses en réalité : j’excelle à manger des pancakes au sirop d’érable, je me débrouille pas trop mal au racontage d’histoires, je suis une championne du traîner au lit pour lire des livres. Je ne savais pas, en revanche, que j’avais une veine tendre en moi, et la voir s’éveiller si puissamment pour prendre soin de mon enfant m’a, en quelque sorte, rassurée. Je ne la connaissais pas, ma tendresse, mais je l’avais déjà expérimentée. C’est vrai que c’est plus facile au contact d’enfants : iels n’ont besoin que de cela, presque, et iels ne nous regardent pas chelou quand on la leur exprime. Raison de plus pour côtoyer les enfants plus souvent. Mais c’est bien ça que je ressens quand je suis toute entière tendue vers l’autre, dans le souci de son bien-être, dans l’espoir de pouvoir y contribuer de manière sensée et sensible. C’est vrai que c’est vulnérable. Je me sens un peu vulnérable, d’écrire ces mots.
Je vis une période intensément vulnérable. Il y a d’un côté, un prochain roman qui s’annonce pour très bientôt, et qui a mis à nu une nouvelle facette de mon écriture. De l’autre, il y a cette enfant qui grandit et dont chaque rire me fait découvrir une nouvelle raison d’être heureuse. Au milieu, il y a des livres que je dévore par dizaines afin d’y puiser de nouveaux mots pour (me) raconter. Je crois que l’univers converge à me dire la beauté de cette tendresse jusque dans le risque qu’elle comporte.
Cette nuit ma fille s’est mise à tousser et j’ai réalisé brutalement qu’il n’y avait désormais plus une journée qui passe sans que je pense aux mille malheurs qui pourraient lui arriver et me la ravir, cette petite personne ravissante. Être tendre c’est être facilement coupé, oui, facilement mâché, oui. C’est peut-être devenir plus poreux·se, et je crois que c’est ce dont nous avons besoin, pour être mieux connecté·es. Je finis cette lettre en vous disant que je suis justement en train de lire Connexion6 et qu’il se dessine là encore un fil d’argent, d’amour et de mots. Voyons bien où cela nous mène, voulez-vous ?
Avec tendresse,
Pauline
Je n’ai jamais vu aucun film de Bourvil mais je lis sur sa page Wikipédia, dog bless Internet, qu’il est surtout connu pour ses rôles de gentil naïf, d’homme simple, et que souvent face à de Funès cette gentillesse lui permet d’échapper aux manipulations d’un personnage plus machiavélique. Peu étonnant alors que j’aime autant cette chanson, si simple, si douce.
Le tendre narrateur. Discours du Nobel et autres textes, trad. Maryla Laurent, éditions Noir sur blanc, 2020.
Le monde est à toi, Martine Delvaux, Les Avrils, 2022.
Eloge des fins heureuses, Coline Pierré, Monstrograph 2018/Daronnes 2023, p. 55.
Ibid., p 56.
Connexion, de Kae Tempest, trad. Madeleine Nasalik Editions de L’Olivier 2021/Editions Points 2022 pour le poche, et autant je crois que j’aime ce que je lis, autant je suis absolument furieuse du choix de traduction qui a été fait, et qui consiste à utiliser le masculin neutre et à genrer l’auteurice non-binaire au féminin quand iel parle d’anecdotes qui se déroulent avant son coming-out.