Mater dolorosa
Je ne m'étais pas rendu compte, avant d'être mère, que souffrir pouvait être un luxe.
Salut,
Ça fait tellement longtemps que je tiens cette newsletter, avec une régularité qui parfois m’impressionne (écoutez, il faut se féliciter des fois, personne ne le fera pour moi), que désormais je suis obligée d’aller vérifier, avant de commencer à écrire, si le sujet que je veux aborder n’a pas déjà été traité par une moi du passé. Il arrive que ce soit le cas, comme quand je vous parlais de bisexualité, mais évidemment les moi du passé ne sont pas la moi d’aujourd’hui. Il y a trois ans et demi, je vous parlais de douleur et de migraines. Je reviens avec les mêmes mots-clé mais un autre angle. On est peut-être traversé·e toute sa vie par les mêmes thématiques, c’est ce qu’on se disait avec Céline au téléphone cette semaine, mais on ne les abordera jamais de la même manière. Écrire, je le redécouvre à chaque fois, est une manière singulière de faire sa propre mise à jour.
Je disais donc, il y a trois ans et demi, que je suis migraineuse depuis l’enfance. J’ai pris un traitement de fond pour diminuer la fréquence et l’intensité de mes crises migraineuses à partir de mai 2021 jusqu’à environ mars 2022 où, enceinte de quelques mois, je n’ai plus souffert de migraines et il m’apparaissait donc inutile de prendre un médicament, même sans danger pour mon bébé, sans raison. Les migraines m’ont laissée bien tranquille pendant longtemps. Ça fait deux ans et demi que j’ai accouché, et je les ai vues revenir de loin en loin. Jusqu’à ce que, il y a quelques mois, elles redeviennent impossibles à ignorer.
L’angle nouveau, que je n’avais pas même envisagé jusqu’alors, c’est que j’ai un enfant, maintenant. (Je sais pas si vous étiez au courant, j’en parle si peu.)
Il m’est arrivé plusieurs fois de devoir appeler à l’aide pour que quelqu’un s’occupe de ma fille le temps qu’un aura arrive et reparte1. Une fois, j’étais seule avec elle et la douleur derrière mon oeil était tellement intense que je ressemblais plus à un animal à l’agonie qu’à une personne humaine. Je me souviens qu’elle était particulièrement demandeuse de mon attention, sentant peut-être que j’étais en train de partir un peu loin. Cette demande, à laquelle je peux répondre avec amour et patience quand tout va bien, m’avait soudain parue insupportable, et j’ai crié. Non, j’ai hurlé. Un hurlement de chienne blessée, qui lui a évidemment fait peur. (Elle a donc pleuré, normal, et je m’en suis voulu, bien sûr.)
Il y a deux semaines, je me suis rendue à Paris2 où j’ai passé la nuit. Une fois ma première obligation professionnelle terminée, j’ai déclenché une crise migraineuse comme je n’en avais jamais jamais subie. Ou alors si, sauf que cette fois, je prenais conscience qu’avant je pouvais subir ça sans trop broncher. Mais que cette fois, heureusement que je n’étais pas chez moi, en présence de ma fille. Parce que j’étais 100% incapable de m’occuper de quoi que ce soit. C’est cette réalisation mi-horrifiée mi-soulagée qui m’a fait prendre un rendez-vous en urgence pour reprendre mon traitement de fond.
Avant, quand j’avais la migraine, je ne pouvais pas travailler, je devais annuler mes obligations sociales, je ne faisais aucune tâche ménagère. Je m’allongeais et j’attendais que ça passe, soit naturellement soit plus tard avec l’aide des médicaments. Et ça pouvait prendre 2 heures comme 2 jours, la vie en pause.
Je ne peux pas mettre ma fille en pause. Je ne peux pas non plus lui faire subir la manière dont la migraine m’impacte. Non seulement ce n’est pas sa faute et c’est injuste, mais en plus elle n’est pas encore en capacité de comprendre ce qui se passe. Quand on est malade, pas au top, elle répète « maman malade ? » avec un air désolé, mais ce n’est pas possible de lui dire que le moindre son, la moindre variation de luminosité, me plante des lames dans les yeux et que j’ai envie de crever dès qu’elle ouvre la bouche.
J’ai un ami migraineux. J’en ai même deux, ce qui est assez rare pour être souligné : je n’ai pas beaucoup d’amis hommes et la migraine est un syndrome majoritairement féminin (puisque très souvent lié aux variations hormonales des cycles menstruels). Il a eu un bébé il y a peu, et pendant la grossesse de sa copine, il a dû changer le traitement de fond qui jugulait (par ailleurs assez mal) ses migraines. Il me disait qu’il craignait que le nouveau traitement ne fonctionne pas. Il ne savait pas comment il pourrait fonctionner, avec la migraine et les pleurs d’un nouveau-né. Ça lui faisait très peur, et j’ai réalisé en l’écoutant que j’avais été totalement inconsciente, pendant ma grossesse. Peut-être parce que les migraines étaient parties, et que je n’avais pas assez de place dans mon cerveau de femme enceinte pour anticiper qu’elles allaient peut-être revenir. Mais je ne m’étais jamais demandé comment je ferais pour fonctionner, avec un nourrisson et des migraines.
Ma grand-mère m’a raconté que ses migraines s’étaient déclenchées à la naissance de son deuxième enfant. Qui, par ailleurs, pleurait beaucoup. À l’époque, pas de traitement pour la migraine, en tout cas on ne lui en a pas parlé. Il est possible aussi qu’elle n’ait rien dit, parce qu’on tenait pour acquis que les femmes souffrent en silence, et quand on était une femme on tenait pour acquis que nos souffrances ne comptaient pas vraiment.
Il y a un courant réactionnaire qui nous martèle que les plus jeunes générations sont des petits flocons de neige fragiles qui ne supportent plus aucune difficulté. C’est vrai que ma grand-mère a tout enduré en silence, et moi je n’en suis pas capable. Je n’en ai aucun désir, je ne pense pas que serrer les dents est une vertu. Je sais que je suis incapable de souffrir mes migraines sans le faire payer à mon entourage, puisqu’il m’est maintenant impossible de tout arrêter pour souffrir dans mon coin, coupée du monde et des autres.
Peut-être aussi qu’avant, on tenait pour acquis qu’un enfant se ferait crier dessus, parce que c’est un enfant. Je me demande parfois si les parents d’antan culpabilisaient un peu, d’élever leurs enfants en usant de violences « éducatives » qui aujourd’hui sont interdites par la loi en France3. S’ils le faisaient à leur corps défendant, parce qu’on tenait pour acquis que c’était ainsi. Qu’un enfant, tant qu’il n’était pas adulte, était presque quantité négligeable.
Je viens de terminer la lecture de Protéger nos enfants, le dernier essai de Gabrielle Richard4. Par le prisme des enfants queers et trans, elle questionne l’adultisme, une domination à laquelle on ne pense presque jamais dans la société : celle des adultes sur les enfants, sous le prétexte de les éduquer, de les élever. Elle propose plutôt de se mettre à leur hauteur, de partir du principe qu’iels savent mieux que nous, très tôt, qui iels sont et ce dont iels ont besoin. Que la question n’est pas tant de les éduquer mais de les accompagner.
En repensant à cette lecture (que je vous recommande5), je repense aussi aux mots de Martine Delvaux, que j’avais notés lors de sa présentation de Le monde est à toi à L’Affranchie, et qui m’avaient émue aux larmes :
Moi je n’ai jamais voulu « éduquer » un enfant, j’ai voulu l’aimer.
Quand j’avale le petit cachet rose qui doit normalement finir par espacer mes migraines, je le fais maintenant en me disant que c’est aussi un acte d’amour. Pour ma fille qui n’a pas besoin d’une mère qui souffre, quoique bravement, alors qu’elle pourrait l’éviter. Et pour moi-même, qui n’ai pas besoin de la culpabilité d’avoir crié sur ma fille quand j’avais mal. C’est déjà bien compliqué d’être parent, autant ne pas se rajouter d’obstacles superflus.
Je ne savais pas trop que cette lettre irait dans cette direction, c’est souvent le cas quand je m’assois pour vous écrire. Si vous souffrez de migraines chroniques, je vous conjure de prendre rendez-vous avec un·e neurologue ou dans un centre de gestion de la douleur. Personne ne mérite de souffrir, il existe des solutions.
Prenez bien soin de vous, à dans un mois max. Dans un mois max, j’ai 30 ans, et je vous prépare un chouette petit truc pour fêter ça.
Pauline
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Lors de crises de migraines dites « ophtalmiques », un « aura » survient environ 1h avant le début de la douleur migraineuse. C’est le plus souvent une perturbation du champ visuel (scotomes, par exemple), d’où le nom de migraine ophtalmique, mais ça peut parfois être une paralysie totale ou partielle des membres, ou une difficulté à parler. ↩
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Pour enregistrer un épisode de l’émission Internet Exploreuses chez Origami, en compagnie de Lucie Ronfaut et de Héloïse Linossier. On a parlé de slop (qui n’est pas un slip), d’IA et de création artistique, c’était fort bien si je peux me permettre, vous devriez jeter un oeil, ou une oreille (également dispo sur toutes les plateformes de podcast). ↩
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La fessée est interdite depuis 2019 en France, ce qui à l’époque avait provoqué des débats houleux. Un jour l’an dernier, j’ai vu un père fesser sa fille dans la rue, et j’ai été profondément choquée. Pourtant, j’ai reçu des fessées, enfant. Je sais que j’évolue dans une bulle sur ce sujet, mais l’idée de frapper mon enfant me semble tout à fait saugrenue. ↩
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Paru ce mois-ci aux éditions Binge Audio. Gabrielle Richard est également autrice de Hétéro, l’école ? paru en 2019 aux éditions du Remue-Ménage (ainsi qu’en poche en 2024 chez Pocket) et de Faire famille autrement, paru en 2022 chez Binge Audio. ↩
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Protéger nos enfants m’a été envoyé en service presse par Binge Audio, mais je ne vous recommande que des lectures qui m’ont sincèrement marquée. ↩