Ma sœur
32 - on s'est quand même choisies.
Salut,
Je suis l’aînée de ma fratrie : j’ai une petite sœur et deux petits frères, et je crois que c’est une grande chance à mon âge de pouvoir dire qu’on nourrit les uns pour les autres un amour adelphe profond. Mais aujourd’hui, c’est de ma petite sœur particulièrement que j’ai envie de vous parler.
J’ai reçu cette semaine les parutions de la nouvelle collection féministe des éditions Points, avec parmi eux l’inédit Sororité1, recueil de textes écrits par treize femmes qui nous livrent leur vision de la sororité. Il y a deux poèmes magnifiques, de Juliette Armanet (que j’écoute en vous écrivant) et de Jeanne Cherhal. Un récit politique de Lola Lafon, qui est d’une force incroyable, un paysage de la sororité par Lauren Bastide qui m’a fait l’effet d’être mien. Il y a l’histoire de sœurs de Maboula Soumahoro, aussi. Et mon petit cœur de grande sœur s’est senti rempli d’un grand amour en lisant son récit.
Je n’ai pas grand-chose en commun avec Maboula Soumahoro et ses sœurs, mais à la fin, elle dit ces quelques mots qui ont vibré avec ma propre histoire.
C’est un peu comme dans la mythologie grecque, je me dis. L’histoire d’Ariane : Thésée, le fil, le labyrinthe et tout ça. Eh bien Ariane, c’est la sœur de Phèdre, en fait. Même père, même mère. Mais c’est juste que, dans le parcours tragique de Phèdre, à aucun moment tu vois Ariane débarquer et faire quoi que ce soit pour l’aider ou la soutenir. À tel point qu’on oublie qu’elles sont sœurs biologiques. Nous, c’est exactement le contraire : nous sommes devenues sœurs. Nous nous sommes choisies.
J’ai réalisé que moi aussi, et pour d’autres raisons, j’ai découvert la sororité avec ma propre sœur.
Elle est de quatre ans ma cadette, et il paraît que quand j’ai appris qu’elle allait arriver, j’étais absolument ravie. Mes parents, qui ne voulaient pas connaître le sexe de l’enfant avant sa naissance, avaient choisi de réaliser leurs propres faire-parts et mon job était de dessiner une silhouette de petit garçon, à côté d’une silhouette de petite fille. Après la naissance, on aurait complété le faire-part en révélant sexe, poids, heure de naissance et assurance de bonne santé. L’histoire raconte que sur le papier cartonné, j’ai fini par ne dessiner que des petites filles. C’était simple : si ma mère accouchait d’un garçon, il faudrait qu’elle le rende. J’étais déterminée à avoir une sœur.
Pourtant, en grandissant, nos relations n’ont pas été sororales par instinct, par nature. Nous étions si différentes. Moi, intello binoclarde peu intéressée par les gens en général et les garçons en particulier, je me targuais d’être “pas comme les autres filles”. Ma sœur, elle, était précisément “comme les autres filles”. Jolie, populaire, elle allait de petit amoureux en meilleure amie en papillonnant, charriant son lot des drames enfantins et adolescents qui découlent naturellement d’une vie sociale chamarrée. Il y avait entre nous une rivalité latente, inconsciente même. Je lui en voulais d’être tout ce que je n’arrivais pas à performer, et elle m’en voulait d’être l’enfant parfaite et sans histoires.
On ne se connaissait pas.
J’ai quitté la maison familiale pour commencer mes études à Lille, je me suis installée avec mon copain, pendant qu’elle commençait son lycée. Alors que ma vie partait un tantinet en sucette (j’abandonnai la fac, traversai une période de rupture avec mes parents, décidai de me laisser vivoter en attendant de trouver ma voie), la sienne semblait marcher mieux. En tout cas, je voyais qu’elle faisait tout pour garder le cap : jeune pompier volontaire, grande sportive, résultats scolaires excellents… À ce moment-là, c’était moi qui l’enviais. J’avais raté plein de choses, et elle allait me surpasser là où j’aurais dû fulgurer.
Quelques années plus tard, la vie nous joue des tours. Je reprends des études, tandis qu’elle me rejoint à Lille pour commencer les siennes. Soudain, on partage les mêmes préoccupations d’étudiantes : est-ce qu’on va s’intégrer dans notre promo ? Est-ce qu’on va réussir notre année ? Ma toute petite sœur, installée dans un studio Crous qui ressemblait plus à un clapier, dépérit. Moi, je vis déjà dans mon bel appartement lumineux, et j’ai un canapé-lit. Pour ne pas qu’elle se perde, on décide qu’elle viendra vivre la moitié de la semaine chez nous. À ce moment-là, c’est un sens du devoir fraternel qui me meut : on ne laisse pas tomber la famille.
C’est notre cohabitation, cette main tendue et saisie, qui a tout changé entre ma sœur et moi. Soudain, en dehors des frontières de la famille dans laquelle on naît, dans un lieu neutre de nos vécus d’adolescentes parfois meurtries, on s’est enfin parlé. On s’est vraiment rencontrées.
On s’est choisies.
J’ai compris en la regardant, en l’étudiant, en apprenant à la connaître, que nos différences étaient des richesses. Avec ma sœur qui ne lit pas beaucoup, qui peut passer deux heures dans la salle de bain, qui collectionne les chaussures, les figurines FunkoPop et qui a toujours su où elle voulait aller, on n’a pas grand-chose en commun. Même physiquement, on ne se ressemble pas tant. Mais c’était elle qui me prêtait son maquillage, qui me rassurait sur mon allure quand je n’étais pas sûre, c’était elle aussi qui m’avait aidée à identifier mon premier émoi amoureux (elle s’y connaissait bien mieux que moi). J’avais tant à apprendre d’elle.
Ses blessures, ses insécurités, ses forces, ses connaissances, sa joie de vivre, sa résilience, sa curiosité.
Depuis, ma sœur, c’est comme cette chanson de Clara Luciani.
Personne
N’a jamais dit
Que ce serait facile
Mais je serai là
Personne
Ne croit en toi
Comme j’y crois
Personne2
J’ai compris avec ma sœur qu’il n’y avait pas besoin qu’on soit pareilles, qu’on se comprenne à mille pourcents, qu’on regarde toujours dans la même direction — qu’il suffisait qu’on se respecte, qu’on s’aime, qu’on prenne soin l’une de l’autre.
C’est en aimant ma sœur que j’ai vraiment appris à aimer les autres femmes, toutes celles qui ne me ressemblent pas.
La sororité, c’est politique, on ne le répétera jamais assez. Et comme le disent les autrices qui ont participé à Sororité, ce n’est pas uniquement une couverture d’amour molle, de tendresse inerte. Mais il y a de ces amours qui sont éminemment politiques. Ma sororité est un muscle bandé, une force vive comme un moteur. Là-dessus, ma petite sœur m’a tout appris.
À toi ma sœur, à vous mes sœurs, à vous mes adelphes.
Je suis plus forte de mon cœur ouvert à tous les vents.
Pauline
PS : je crois qu’un de mes touts petits frères reçoit ma newsletter — j’ai tellement de chance d’être la grande sœur de trois personnes aussi chouettes.
Voici la playlist d’avril :
dernières lectures en ligne : 🇫🇷 Darmanin à l’intérieur à quoi bon / “féminicide” est un terme politique / 🎧 passion au travail, aliénation ? / l’Académie Française, arnaque en bande organisée / 🇬🇧 l’autrice noire Yaa Gyasi parle de son rapport avec le lectorat blanc //
derniers livres dans ma liste : L’Héritier (V. Sackville-West) / Outline (R. Cusk) / Le chaos ne produit pas de chefs-d’œuvre (J. Kerninon) / Mon ami Dahmer(D. Backderf) Homegoing (Y. Gyasi) //
Vous pouvez toujours rémunérer mon travail sur Tipeee.
Sororité, collectif dirigé par Chloé Delaume, éditions Points. Sortie le 8 avril. (en même temps que les versions poche de Testo Junkie (Paul B. Preciado), Le regard féminin (Iris Brey) et Le sexe selon Maïa (Maïa Mazaurette).
Ma Sœur, Clara Luciani, 2019.