Les coïncidences
Journal d’écriture — temps de lecture : 5 min
Salut,
J’avais de grands plans pour ce numéro. Après le genre d’écrire, je voulais prendre le temps de vous parler de la classe d’écrire, et comment la vision très franco-française de l’écrivain m’a longtemps bridée dans mes rêves, et comment dépasser ça. Et finalement, je remets ce sujet à plus tard parce que la vraie vie me rattrape.
Cette semaine, je suis à Rouen pour fêter l’anniversaire de mon amoureux avec des copains qui ont son âge ou le mien. Le hasard qui fait mal les choses nous a rajouté des funérailles sur le chemin, et ce matin j’ai pris un train pour Le Havre, un train qui passait par Yvetot. C’est la ville où a grandi Annie Ernaux, que je suis justement en train de lire : après L’écriture comme un couteau1, un entretien sur l’écriture, j’ai enfin commencé L’événement2, le récit que fait Ernaux de son avortement clandestin en 1963-1964. Je mets les deux années parce que si elle avait pu, nul doute qu’elle aurait avorté en 1963 mais la vie est ainsi faite.
Puisque j’ai mis de côté mon roman parce que le travail arrive au point final3, j’ai repris l’écriture de mon texte sur l’IVG. C’est une écriture difficile. Ce week-end, je lis Annie Ernaux et je fais des calculs ridicules. Elle et moi avons toutes les deux avorté à 23 ans, à 55 ans d’écart. Et voilà l’intégralité des points communs qui, matériellement, relient nos expériences. Elle clandestinement, sans soutien et tardivement dans sa grossesse au regard des standards actuels, dans la peur de mourir. Moi, légalement, entourée, extrêmement tôt par la chance que j’ai eue de détecter ma grossesse rapidement, sans crainte aucune. Pourtant, dans son récit je me retrouve, au détour d’une phrase, d’un ressenti transcrit comme seule Ernaux sait le faire, sans fioriture ni métaphore. Clinique, froide, intense.