Le sèche-cheveux et le pilulier
Salut,
J’attends le départ du train qui va traverser la France et une frontière avant de me déposer, la bouche en cœur, à Torino, Italia. Je sais qu’une fois la machine lance sur les rails, il sera moins aisé d’écrire. On a toujours l’impression que les TGV sont smooth, jusqu’à devoir écrire à leur bord.
C’est mon premier voyage en solitaire. Par « voyage » je veux dire vrai long déplacement qui va me dépayser, et par « en solitaire », je veux dire que sur la route, je n’ai que moi pour compagnie, même si sur place, il y aura du monde, et du monde que je chéris. (Coucou Julie 💛) Je crois que je vous parlerai de ce voyage plus tard, quand il se sera distillé.1
Mais au moins vous savez que je vous écris sur un carnet de papier, avec un vrai stylo, et que tout ça va être une aventure — et les aventures sont toujours un peu décousues, non ?
Pour préparer ce voyage, j’ai acheté un pilulier. Ça fait des années que je prends des médicaments tous les jours, et ce n’est qu’en votant pour la énième fois une maquette tomber de son étagère directement du grille-pain posé juste en-dessous, en pensant aux plaquettes à emporter avec moi, que je me suis dit « Ça suffit ces conneries. » Ma mère et ma sœur ont toutes les deux un pilulier depuis qu’elles ont été diagnostiquées d’une maladie chronique. Ma sœur m’a raconté ce que ça lui avait fait, d’acheter ce petit truc de plastique.
Je crois qu’elle comme moi, c’est à l’extrême vieillesse que nous associons cet objet-là. Ce sont nos arrière-grand-parents qu’on a vus manipuler leurs piluliers de leurs doigts noués par l’arthrose. (Mes grands-parents, maternels du moins, ceux que je connais le mieux, sont d’une espèce jeune comme des arbres verts, ils ont l’audace de n’avoir même pas 75 ans, alors que j’en ai bientôt 27.) Même pas la trentaine, c’est un peu tôt pour un pilulier de mamie, quand même. Me disais-je. Pourtant, pilulier ou pas, je prends plusieurs cachets différents par jour tous les jours. Si je veux éviter de ruiner mon très beau grille-pain, il est peut-être temps d’accepter que moi aussi, j’ai des maladies chroniques.
Flashback to il y a deux semaines, quand j’ai fait un autre achat crucial dans ma vie de jeune adulte. J’ai acquis un sèche-cheveux. Celleux qui m’entendent parler de moi depuis longtemps savent que mon apparence m’a désintéressée pendant une longue période de ma vie, et je m’en targuais. De n’être pas superficielle au point de ne pas réussir à sortir sans make-up, de craindre la pluie qui fait frisotter. (Je suis tellement frisée, quel mal peut faire une grosse averse ?) Oui mais.
À 25 ans, je me rase la tête en me promettant que la repousse sera pour moi l’occasion de chérir ces cheveux frisés qui sont une part si grande de mon identité. Cet automne ça y est, j’ai atteint aujourd’hui une longueur critique : j’achète pour la première fois des produits adaptés,2 et je suis le protocole scrupuleusement. Je me rends compte alors que si je dois laisser mes cheveux sécher à l’air libre quand c’est l’hiver, qu’il fait de zéro à 8 degrés et grand vent, je vais attraper la mort.3 J’hésite trois jours. J’ai survécu 27 ans sans sèche-cheveux. Qu’est-ce qui a soudainement changé pour que j’en aie besoin aujourd’hui pour la première fois de ma vie ?
(Attendez on fait une pause, le train traverse un nuage et c’est juste magique.)
Ce qui a changé, donc. Je crois que ce qui a changé, c’est que j’ai compris que la première personne qui devait prendre soin de moi désormais, c’était moi. Que je suis la mieux placée pour savoir ce qui est bon pour moi. Ça a peut-être commencé l’an dernier quand je me suis fait cette promesse à retardement, comme si j’avais besoin d’un temps de préparation avant de m’engager à m’accorder de la valeur. Je pensais que les babioles c’était par essence superflu, et que tout ce qui touchait à l’apparence était un vil produit du patriarcat. Je commence à me dire que c’est plus complexe que ça, et que je mérite du soin, du bon, du doux, du confort.
Ça fait beaucoup pour un sèche-cheveux, vous allez me dire. Mais je traverse un nouveau nuage et si une telle magie existe rien qu’en changeant d’altitude, si ça veut dire qu’on peut littéralement toucher la matière dont est faite les cieux — alors qu’est-ce qui m’empêche de mettre dans un sèche-cheveux, dans un pilulier, dans l’impulsion électrique qui transmet à mon cerveau la joie et le plaisir, toute la magie du monde ?
Ce mois-ci donc, j’ai appris que j’avais le droit au confort. Ça a pris la forme de m’assurer que je prends bien les médocs qui tiennent le nœud noir et gluant de la dépression et de la migraine à distance. Ça a pris la forme de ne plus sortir la nuque engourdie par le froid à cause de mes mèches trempées.
Ça a pris la forme de ce train qui fend les nuages. Dans le nuage il fait tout gris mais on le sait, parce qu’on l’a vu il y a deux secondes, que quand on en sortira il fera grand soleil. Alors je profite du voyage, je regarde le nuage s’accrocher à la terre des champs qui défile sous mes yeux. Volutes de fumée, barbe-à-papa sucrée. Promesses de grand soleil une fois la terre réchauffée.
À bientôt,
Pauline
Pendant cette aventure je lis : Le complexe de la sorcière (I. Sorente), Les femmes aussi sont du voyage (L. Azema) et Aristotle and Dante Dive Into the Waters of the World (B. Alire Sáenz). Sur la table de chevet à la maison il y a : Anne de Redmond (L. M. Montgomery), Je serai le feu (Diglee).
L’expression consacrée veut que ça décante. Moi, je ne veux pas que les sédiments se déposent au fond pour ne garder que le plus clair, je veux que tout se concentre et garder l’essence, trouble s’il le faut, de ce que je suis en train de vivre.
Pour les intéressé·es, le kit 30 Days to Curls de Bouclème.
Si vous êtes tenté·e de m’expliquer que les rhumes n’ont rien à voir avec le froid ou avec les cheveux mouillés, abstenez-vous par pitié.