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May 4, 2025

Le courage dans un bol de soupe

Elle parle encore de Spinoza alors qu'elle ne l'a toujours pas lu, découvrez son histoire.

Salut,

Je vous écris depuis le 1er mai. Comme pas mal d’indépendant·es, le concept de jours fériés n’a pas beaucoup de sens pour moi. Cette année, la fête des travailleur·ses tombe en sandwich entre deux jours où j’ai décidé de ne pas travailler : d’abord pour me faire tatouer, ensuite pour aider une amie à peindre sa maison. J’espère donc que les ni-dieux ni-maîtres du grand gauchisme me pardonnent cette entorse, ces deux heures volées à la fête la plus sacrée du calendrier post-révolutionnaire. C’est le 1er mai, et je bosse.

J’ai envie de vous parler d’une tradition lilloise du 1er mai : le Festival international de la soupe. C’est une fête qui se déroule dans un quartier tout entier, celui de Wazemmes, bordé notamment par les rues Jules Guesde (fondateur du Parti Ouvrier Français) et Paul Lafargue (député lillois et auteur de l’essai Le droit à la paresse)1 et qui comporte non seulement un concours de la meilleure soupe récompensé par la Louche d’or, mais aussi des concerts de musiques du monde, des animations anti-gaspillage, des spectacles de rue. La fête commence dans l’après-midi, pour laisser aux travailleur·ses le temps d’aller à la manif du 1er mai le matin, et de faire une petite sieste avant d’aller se mêler à la foule.

Affiche de la Louche d'or 2025, par l'illustratrice Mikankey

J’adore l’existence de cette fête.

J’aime qu’une association (Attacafa) se soit dit, en 2001 : fédérons les gens autour de la soupe, le seul plat qui existe sur tous les continents. Créons un concours de soupe ouvert à toutes et à tous, et profitons-en pour faire de la musique, pour danser. J’aime que ça tombe le 1er mai, j’aime qu’au matin on puisse faire la grasse mat’ ou aller crier dans la rue et que l’après-midi, on fasse, pour de vrai, la fête. J’aime qu’au cœur d’un quartier populaire, entre la rue du gars qui a dit qu’il fallait se battre pour réduire la durée de la journée de travail et celle du gars qui a dit que l’amour du travail était absurde (« une étrange folie »), il y ait de la place pour la joie.

Hier, je me suis fait tatouer les mots « Joy is brave. » J’y ai mis un point, parce que j’aime les signes de ponctuation et le sentiment satisfaisant qu’apporte une phrase terminée. Mettez un point à la fin d’une phrase et elle a le goût de vérité. C’est un tatouage fait pour avoir toujours sur moi le souvenir des émotions immenses et difficiles à décrire que j’ai ressenties en allant voir Much Ado About Nothing mis en scène par Jamie Lloyd, à Londres.2

Photo de mon tatouage, réalisé par Minora Flamingo

J’avais envie de me souvenir que oui, la joie c’est courageux. C’est une idée qui me parle depuis longtemps, qui me meut, mais que j’ai vue pas mal critiquée sur les réseaux, ces derniers temps. Les actualités se succèdent et il n’y a pas beaucoup de raisons de se réjouir, c’est vrai. J’ai vu passer des messages allant dans le sens que la « joie militante » serait un privilège, celui de celleux qui souffrent le moins et peuvent donc bien se permettre de danser dans les manifs, tandis que les plus affligé·es peinent à rassembler des miettes d’espoir.

La désespérance nous guette, et nous divise.

Je reviens donc aux bases, je reviens à la Joie militante selon carla bergman et Nick Montgomery, la joie selon Spinoza, dont en fait j’ai déjà un peu parlé il y a de cela 2 ans et qui toujours me rassure (et que je comprends de mieux en mieux).

La joie est courageuse parce qu’elle implique d’aller plus loin que le bonheur, cet anesthésiant abrutissant : il s’agit d’augmenter notre capacité à faire et à ressentir de nouvelles choses. La joie implique de laisser la place à des affects intenses.3 Il n’est pas question de se réjouir parce que tout est parfait tel qu’il est, mais il est question de laisser de la place dans notre cœur et dans notre tête pour vivre les émotions qui vont avec la vie et l’époque. Il est, au contraire, question de ne pas se satisfaire de ce qui existe, et d’employer une énergie créatrice à ressentir cette insatisfaction, pour la transformer en mieux. La joie est un mouvement.

La joie, c’est un concours de soupe dans un quartier populaire, créé pour rappeler aux gens qu’au final on est tous des humains qui mangeons de la soupe, par une association fondée quelques mois après l’historique Marche pour l’égalité et contre le racisme. De l’extérieur, ça ressemble juste à des gens qui mangent de la soupe (et boivent des bières) en hochant la tête au son des didgeridoos, ou whatever. Mais c’est bien plus que ça.

Je crois que j’ai envie de dire que c’est très compréhensible, quand on est vidé·e de tout espoir, d’être un peu gavé par le concept presque omniprésent de « joie militante », si on prend la joie dans le sens cuicui les petits oiseaux, vive la batucada. Mais ce n’est pas pour rien qu’il y a toujours de la musique en manifestation, ce n’est pas pour rien qu’on finit certains festivals politiques par des grandes fêtes où l’on danse,4 et ce n’est pas pour rien qu’on mange de la soupe en rythme le 1er mai à Lille.

Être humain c’est finalement constamment transformer le plomb en or, n’est-ce pas ? Ça en demande, du courage, de prendre ce qui ne va pas et le changer, un bol de soupe tranquillement antiraciste à la fois.

Bon appétit,

Pauline

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Allez, j’en suis

  1. Lille est de gauche depuis... longtemps. ↩

  2. Difficiles à décrire, mais je l’ai quand même fait pendant plus de 3 000 mots dans la newsletter premium. Abonnez-vous... ↩

  3. Les éléments en italique sont des expressions tirées directement de Joie militante, par carla bergman et Nick Montgomery, traduit de l’anglais par Juliette Rousseau et publié aux éditions du commun en 2021. ↩

  4. Comme au FestiVeil organisé par le Planning Familial de Strasbourg fin 2024, où j’étais conviée. La semaine de manifestations pour commémorer la loi Veil sur l’IVG et faire l’état des lieux s’est clôturée par une soirée au Molodoï. ↩

Read more:

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    Presque Spinoza à bout de bras

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