L'art de la joie de cramer des poubelles
Presque Spinoza à bout de bras
Salut,1
Je commence à vous écrire depuis un vendredi venteux et pluvieux, qui sent le thé au popcorn et la fatigue éternelle. Ça fait plusieurs semaines que j’essaye de m’organiser pour participer à la lutte contre la réforme des retraites tout en gagnant ma croûte tout en étant daronne dans un monde en flammes. C’est une tension universelle, si en tout cas on décide de comprendre à l’intérieur de notre propre univers celles et ceux qui s’inquiètent des mêmes choses que nous. Hier soir, j’ai vu passer un post Instagram qui reprenait un gros titre d’un journal, j’ai oublié lequel, j’ai oublié la formulation exacte, ça disait en gros : “Les enfants nés après 2010 grandiront dans des conditions climatiques mortelles”, et ma respiration s’est coupée.
Note : respecter mes propres limites d’utilisation des réseaux sociaux et quand, après 21h30, l’app s’éteint, ne plus cliquer sur “encore 15 minutes” comme la décérébrée que je tends à être après une journée fatigante. Marrant, ce refuge dont il me semble que sa grande qualité — sa facilité d’accès et de mise en lien — cache un horrible défaut dans ces taquets au coin de la gueule que tu prends entre deux vidéos de chiens qui jouent.
Les enfants nés après 2010 crèveront de faim et de soif. Super. Bon, du coup, on fait quoi ?
Avant de choisir, en toute conscience des conditions dans lesquelles je le faisais, de devenir parent, je remettais vraiment toujours cette question à plus tard. Je me disais que je faisais de mon mieux déjà : je milite, je manifeste, je donne, je recycle, je réduis, je réutilise, je tends la main. Sûrement pas autant que d’autres mais j’étais plutôt à l’aise avec mon taux de participation à l’amélioration de la société pour tous·tes.2 Maintenant j’ai, évidemment, toujours un peu envie de mourir quand je me dis que j’ai beau faire tout ce qui est en mon possible, je ne peux pas garantir que mon enfant vivra dans des conditions ne serait-ce que supportables.
L’autrice et journaliste Renée Greusard en parlait en story sur Instagram je crois, et si je me souviens bien, elle disait que face à cette anxiété énorme elle se raccrochait au fait qu’elle aime tant la vie qu’elle vaut la peine d’être vécue, et que ça, elle voulait le transmettre.3 Ça m’a parlé, ça m’a rassurée, et ça m’a fait comprendre comment et pourquoi l’entrée en maternité peut être un déclic militant pour certaines femmes. Je parle ici au féminin car je n’ai pas vu de témoignages ou de statistiques qui diraient que l’entrée en paternité a suscité un déclic militant chez les pères, mais ça existe peut-être. Encore une fois, pardon pour l’approximation qui résulte du fait que je fais ce que je veux dans ma newsletter + que je n’ai que 2 heures à consacrer à sa rédaction. Bref. Je voulais dire, je comprends pourquoi avoir un enfant peut susciter une telle mise en mouvement.
Parce que militer, c’est un élan de vie dingue, c’est joyeux, c’est puissant.
Le mois dernier j’ai été remise en confrontation avec la joie selon Spinoza, et je n’arrive pas trop à vous en parler sans jamais avoir lu Spinoza, ni rien qui explique Spinoza, ni d’ailleurs Joie militante4 alors je vous renvoie plutôt vers cet article que j’ai lu pour me rassurer que j’avais bien compris ce qu’il voulait dire, le monsieur.
Il y a une notion de joie à travers la tristesse que je trouve intéressante, même si un peu difficile à appréhender. Mais retourner en manif pour la première fois depuis le Covid5 m’a fait reconnecter avec cette sensation si particulière d’une joie sauvage, brûlante, une joie saugrenue — si je suis là, dans le froid, sous la pluie, avec ma pancarte qui me fait mal au bras, c’est parce que c’est la merde, non ? —, une émotion hyper intense. Rageuse et belle, comme l’est toujours la colère collective.
J’oscille inévitablement entre le piège de la désespérance et de la résignation, deux vilaines bêtes savamment nourries par le comportement de celleux qui ont le pouvoir de décider pour nous, et l’envie, l’envie d’y croire et de continuer à alimenter ce feu de joie qui brûle en moi (+ toi, plus eux, plus tous ceux qui le veulent). Alors je continue comme je peux, parce que je sens qu’il y a de la vie là-dedans, et si je n’alimente pas ça, alors ça va mourir, et je n’en peux plus de la mort, ce n’est pas possible la mort qui nous guette à chaque tournant, si je ne dois plus avoir que ça je ne peux pas être responsable de la mort de ma joie, de cette joie qui me pousse en avant.
Pour moi ça veut dire tout ça : aller en manif quand je peux6, insulter Macron en ligne7, alimenter les caisses de grève par tous les moyens possibles8, chanter des slogans de manifs à ma fille en guise de berceuse le soir et rire quand ça la fait rire. Pour chacun·e, ça peut revêtir des couleurs différentes. Mais si on est encore là après des mois sans s’essouffler, contrairement à ce qu’ils veulent nous faire croire, c’est peut-être parce qu’on y croit.
Peut-être pas qu’on peut gagner, je ne sais pas, j’oscille comme je disais, mais en tout cas on croit en la justesse de ce qu’on fait, et plus on est nombreux·es plus on y croit, et je pense que quoi qu’il advienne, ce feu-là n’est pas perdu.
Bon, voilà, ça ne va pas bien loin tout ça, sûrement. Mais j’avais envie de vous dire que même âpre et rude, même pluvieuse et venteuse, la joie en vaut toujours la peine.9
Prenez soin de vous, n’oubliez pas le sérum phy quand vous partez en manif, ni que tout le monde déteste la police.
À bientôt, Pauline
S’il vous vient l’envie de m’attraper la veste parce que j’évoque les poubelles brûlées avec le sourire, demandez-vous si c’est vraiment ça la violence, dans l’époque où l’on vit. Est-ce que par exemple, ce ne serait pas faire travailler des gens tellement longtemps qu’ils meurent avant de profiter de leur retraite, alors qu’on profitera d’indemnités de président et de ministres jusqu’à la mort sans aucune raison valable ? Je demande.
Pas pour les actionnaires que je pourrais bien voir crever la gueule ouverte, on s’entend.
Si je trahis ta pensée, Renée, je m’en excuse sincèrement.
carla bergman et Nick Montgomery, traduction Juliette Rousseau, éditions du commun, 2021.
Hihi la dernière fois, un palet de lacrymo avait atterri à 2 cm de mon pied et ça m’avait, comme qui dirait, un peu refroidie.
Quand j’ai l’énergie, quand je n’ai pas ma fille avec moi parce que j’ai peur qu’elle se prenne un tir de LBD dans la face, quand je n’ai pas mes règles.
Où l’on découvre que la joie peut également se nourrir de petites mesquineries ordinaires — à moins qu’elles soient déterminantes, si on en croit le déploiement de répression à cet encontre.
Mes deniers personnels, une vente de livres dédicacés au profit des caisses, partager les initiatives des autres.
Et qu’il ne faut pas forcément attendre qu’Apollinaire ait raison (“La joie venait toujours après la peine”).