L’architecte, l’écriture et la vie
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Salut,
Dans la grande communauté des gens qui écrivent, notamment celleux qui participent au NaNoWriMo, il est coutume de diviser les écrivain·es en deux catégories, poreuses mais distinctes : les architectes, et les jardinièr·es. Les premièr·es planifient leur histoire avec minutie avant de se lancer dans l’écriture à proprement parler, iels font des fiches de personnages, des séquenciers, des plans sur des comètes. Les second·es, quant à elleux, se jettent dans le grand bain du premier jet avec parfois à peine plus qu’une vague idée de ce qu’iels ont envie de raconter, et c’est justement la découverte de leur propre univers qui les motive. J’ai mis quelques années à comprendre que je fais partie des architectes. J’expliquais dans ma conversation avec Nathale Sejean pour son podcast FAIRE que j’avais eu besoin de tout ça, les tableaux Excel, les cartes mentales et les graphiques, pour me rassurer sur la solidité de mon projet, avant de poser le premier mot de fiction qui allait donner naissance à Aux endroits brisés.
En ce moment, c’est le Camp NaNo, une version allégée du NaNoWriMo qui a lieu deux fois par an, en avril et en juillet. Là où les règles sont (théoriquement) rigides en novembre, au printemps et à l’été, les campeur·ses comme on s’appelle entre nous décident de leurs propres objectifs pour ce challenge qui dure du 1er au dernier jour du mois. Comme j’ai un manuscrit à rendre et un bébé à faire naître dans des dates un peu trop proches à mon goût, j’ai décidé de consacrer mon Camp NaNo à avancer dans ce manuscrit qui me donne autant de fil à retordre.
La vie étant toujours fidèle à elle-même (= une immense troll), c’est aussi le mois de mon déménagement. Ça y est ! On a trouvé un bel appartement dans lequel on a hâte de mettre toutes nos affaires moins celles qu’on aura données avant. “Mais” là où certains déménagements peuvent prendre 3 mois à s’organiser, nous, on a 3 semaines. Et déménager, personnellement, non seulement je n’aime pas ça1, mais en plus je n’ai pas beaucoup d’expérience en la matière. Alors je stresse. Et ça me paraît insurmontable.
Infaisable. “Je n’y arriverai jamais”, me dis-je en fixant le plafond aux heures grises de la nuit insomniaque2, et ce n’est pas comme si je pensais que personne jamais n’avait déménagé en 3 semaines, non, c’est que je pense que moi, j’en suis incapable.
Et là, je me rappelle que je suis une architecte. Et que pour être capable d’entrevoir la faisabilité d’un projet, j’ai besoin d’y projeter tout ce que j’ai de compétences organisationnelles. En fait, dans l’écriture comme dans la vie, si je suis accro aux tableurs et aux surligneurs pastels, ce n’est pas parce que c’est intrinsèquement une meilleure manière de vivre des choses, mais parce que j’ai besoin de me convaincre, moi, que je suis capable.
Quand j’ai eu fini le séquencier de Aux endroits brisés, j’ai été submergée par une immense vague de fierté. C’était comme si le plus dur était fait. Ce n’était évidemment pas le cas, j’en ai chié d’écrire ce roman, mais je savais que je pouvais le faire. Pour moi apparemment, et ça se vérifie à chaque livre, le plus dur est toujours de me convaincre que je suis capable.
Mon entourage aime se moquer gentiment de mon système d’organisation. Je pense pouvoir dire que je suis la plus zinzin de mon lot dans la catégorie control freak, j’ai besoin de budgétiser, cocher, inventorier répertorier lister. De loin, ça peut donner l’impression que je suis psychorigide, et il est vrai que je dois parfois m’entraîner à laisser de la place pour l’imprévu (en période de très grandes angoisses, quelqu’un·e qui me dit “je passe dans l’aprem” sans donner un horaire précis me paralyse d’anxiété : ce n’est pas très sain, ça). Mais puisque je vais bien et que je continue pourtant d’user de Notion comme une forcenée, je sais maintenant que mon rapport à l’organisation de ma vie est totalement parallèle à celui de l’organisation de mon écriture. Dans les deux cas, il est question de m’assurer que j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour que tout se passe le mieux possible.
Quand j’écris, une fois mes tableurs remplis, je ne les consulte plus tellement. J’arrive à me plonger entièrement dans le récit auquel je veux donner corps, car j’ai en tête les grandes lignes, l’objectif final et surtout, je me sens solide. J’ai posé les fondations nécessaires à l’érection du projet, et je lui laisse ensuite, à ce projet, beaucoup de latitude pour se développer sans le micro-manager. L’imprévu a sa place, je me laisse la joie de découvrir que tout ne se passe pas toujours exactement comme je l’ai prévu, sans paniquer parce que la préparation que j’ai faite en amont m’a armée à faire face, à improviser.
En ce moment, j’essaye d’écrire 25 min par jour sans trop me soucier de la qualité de ma production, et en parallèle, j’essaye d’organiser mon premier déménagement d’adulte en un temps que j’estime trop court. Et quand je regarde mon dossier Notion qui contient les références exactes de la machine à laver que je veux, les nuanciers des peintures dont je veux couvrir quelques murs, les numéros de téléphone des services à résilier ou transférer et le rétroplanning de tout ce qu’il faut trier avant d’emballer, je me dis que c’est sûrement ce qui manque à mon manuscrit du moment. Des fondations plus solides.
J’ai choisi de m’y prendre différemment pour ce prochain livre, parce que c’est un ovni que je n’aurais sûrement pas écrit si on ne me l’avait pas proposé, dont le sujet m’emballe follement autant qu’il m’éloigne de ce dont j’ai l’habitude, et que je n’avais pas d’autre moyen de retranscrire dans l’écriture tous ces sentiments de partir à la découverte de moi-même autant que du texte à mesure qu’il s’agit de l’écrire. Impossible de faire un séquencier, il n’y a pas d’autre personnage que moi. J’avance à tâtons, lampe de poche à la main qui n’éclaire pas très bien. À la fin de chaque étape, randonneuse amatrice, je prends le temps de cartographier où j’en suis et où je pense pouvoir aller le lendemain. C’est plus lent, moins certain, moins rassurant. Ce n’est pas ma méthode préférée, parce qu’il me manque vraiment la certitude profonde que je suis capable.
Il faut alors que j’aille puiser dans l’expérience : je l’ai déjà fait, je peux le refaire, même différemment. Et ça me rappelle que même si c’était il y a 10 ans, j’ai déjà déménagé, je peux le refaire, même différemment : cette fois il n’y a pas 4 étages sans ascenseur à descendre.
Si vous faites partie des jardinièr·es de l’existence, j’ai pour vous une admiration sans borne. Si vous êtes de ma team : on est ensemble, et ce n’est pas uniquement ou forcément parce qu’on est névrosé·es. C’est peut-être juste qu’on est passionné·e, différemment.
À bientôt,
Pauline
Fun fact si vous lisez cette précédente lettre (payante) : il n’y aura toujours pas de tiroirs de cuisine dans le nouvel appartement. Mais c’est bien là son seul défaut.
Qui de la grossesse ou du déménagement est coupable de mes insomnies ? Aucune idée mais il suffit, maintenant.