La vie qui me ressemble
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Salut,
Il fait froid et il pleut des petits grêlons acides. J'ai mis mon pull de Noël, j'écoute en ce moment la comédie romantique fantastique One Last Stop en audiolivre1, je m'abreuve d'œuvres bourrées de meufs et je mets mes propres écrits en stand-by.
J'ai failli écrire "je mets mon propre boulot en stand-by" et j'ai dû me morigéner, apprendre à dire la vérité, qui est que même quand je n'écris pas des livres, je travaille quand même. C'est un grand volet de ma thérapie en ce moment, figurez-vous.2 Je crois qu'il faudrait que j'arrête de m'autodénigrer sur le ton de la blague en me traitant moi-même de saltimbanque et de fainéante, car même si c'est ainsi que je me sens au plus profond de moi-même, ça ne traduit pas la réalité. Et je crois que ça a deux répercussions assez merdiques.
D'abord, ça ouvre la porte aux taquineries qui vont ensuite me blesser. Évidemment, si je passe mon temps à dire que je n'en branle pas une, je tends le bâton pour me faire battre et il ne faut pas trop que je m'étonne qu'on me dise ensuite des trucs du genre "mais tu travailles pas vraiment, toi, comme tous les artistes". Il faudrait donc que j'arrête de donner du grain à moudre à ce vieux moulin imaginaire, je sais en plus que les artistes triment comme des malades. Avant d'en devenir une à plein temps je passais assez de temps à en côtoyer, amicalement ou intellectuellement, pour savoir que ce stéréotype est un ramassis de calembredaines. Alors... pourquoi les autres travailleraient-iels plus que moi ?
Ensuite, ça peut renvoyer une image que je qualifierais de "connerie néolibérale et productiviste", où tout en clamant ne pas faire grand-chose, je produis, continue de produire, donnant peut-être l'impression que c'est facile et donc que si d'autres n'y arrivent pas, iels sont nul·les, mal organisé·es, pas assez impliqué·es. Je pense que ça peut avoir cet effet-là parce que quand j'étais en études, par exemple, et que mon cerveau était tourné vers mes études de 7h du mat' à 19h, je regardais les autres produire et produire et me sentais nulle de ne pas y arriver aussi, puisque ça semblait si facile.
Troisième conséquence toute perso et qui commence à ne plus trop fonctionner dans ma tête : si je n'en branle pas une, comment se fait-il que je sois aussi fa-ti-guée ?
Il y a presque tout pile un an, je faisais de rapides calculs et je réalisais que, si je me débrouillais bien, je pouvais me consacrer à l'écriture pendant au moins deux ans. Lancer ma carrière. J'arrive donc à la fin de cette première année de test, de on va bien voir ce que ça donne, et demain j'ai 27 ans. Je deviens irrémédiablement une adulte, et je ne sais pas à quoi je m'attendais, mais certainement pas à ça. Si je devais retourner quinze ans en arrière, je ne saurais même pas quoi me dire : "fais gaffe, tu vas avoir de grandes surprises", peut-être. Ou alors "t'es pas prête mais ça va aller."
On va bien voir ce que ça donne, mais après un an à flotter dans un rêve un peu épais, je me dis que j'ai le droit d'incarner ce qui m'arrive, là. C'est du concret, non ? Ça ne peut pas se casser la gueule du jour au lendemain. En tout cas, si je suis aussi fa-ti-guée, c'est parce que j'ai passé un an à consolider ce qui m'avait été donné, don du ciel cadeau divin, pour le faire mien. Pour que ça devienne ma vie, sans avoir l'impression d'usurper une place, de prendre un confort que je ne mérite pas.
Ma psy m'a dit : "Tant mieux, si vous avez réussi à faire en sorte que votre vie vous ressemble."
J'ai tout aimé dans cette phrase. "Tant mieux", ça n'était pas des félicitations, c'était plutôt la reconnaissance d'un truc pas prévu mais qui tombe super bien, comme quand on a pile la pièce qu'on attend au Tetris. "Réussir à faire en sorte que", c'était reconnaître à la fois la part de chance (faire en sorte que, ça ressemble à un hasard dont on a tiré la jupe en espérant attirer son attention, ça se débrouille, ça essaye) et puis quand même avoir un peu bossé pour concrétiser une victoire (réussir à, j'aurais pu échouer, et non, j'ai réussi). "Que ma vie me ressemble", cinq mots que je garde dans ma poche et que je triture comme un grigri.
TANT MIEUX. Après des années à galérer mochement, m'en sortir enfin c'est respirer mieux la nuit. Je ne sais pas encore bien comment je vais m'habituer à mon confort qui sent encore le neuf tout juste sorti de l'emballage. Je crois que là où je veux en venir est : si je suis profondément convaincue que je ne mérite pas plus de confort que quiconque, ça ne doit pas vouloir dire que je dois m'empêcher de profiter de ce que j'ai gagné. L'idéal progressiste3 qui fait peur à tous les éditorialistes de droite, ce serait que tout le monde devienne à l'aise, pas que tout le monde reste en galère. C'est un réel mindfuck dans ma tête, je me tords les neurones avec ça.
Y a un truc hyper vicieux avec ce capitalisme néolibéral, qui me fait culpabiliser moi de gagner enfin ma vie correctement, alors que Jeff Bezos est quelque part dans sa piscine de pétrodollarz et qu'il s'en bat archi la race de ne pas régler la faim dans le monde alors qu'il en a cent fois les moyens.4
Voilà où en sont mes réflexions existentielles à l'aube de mon anniversaire. Je trouve que 27 ans, c'est extrêmement adulte. Il y a quelques années, je pensais — et c'était sûrement un peu vrai — qu'à 27 ans je serais toujours paumée et indécise sur la vie que je voulais mener. Et en fait, me voilà, avec une vie qui me ressemble vraiment, prête à faire en sorte que ça reste le cas. J'ai beaucoup parlé de choses un peu tristes ces dernières lettres, mais en un an, ce que j'ai gagné est précieux, inaliénable et grandiose : je me sens enfin alignée.
Alors je vous laisse avec ça.
À plus,
Pauline
La semaine prochaine, pour les abonné·es à la formule payante et de manière exceptionnelle, l’infolettre partira le lundi 13/12. Ce sera notre troisième newsletter invitée, et j’aurai l’immense plaisir d’accueillir dans cet espace l’épatant·e Florence Rivières. Je lui dois mes belles photos d’autrice au moment où j’avais besoin de me réapproprier mon image, et sa plume est aussi sensible, intelligente et profonde que son regard. Il est toujours l’heure de vous abonner ! D’ailleurs, comme c’est 1) les fêtes et 2) mon anniversaire, voici une petite promo des familles.
One Last Stop, par Casey McQuinston, l'autrice du fabuleux My Dear F*ing Prince dont j'ai longuement parlé sur Instagram, publié en 2021 aux éditions Griffin et narré avec brio par Natalie Naudus.
J'essaye de ne pas faire de cette lettre un compte-rendu de ma thérapie, mais comme je parle de moi partout et tout le temps, ça finit toujours par se croiser. Tant pis, c'est la vie que j'ai décidée de mener.
J'ai eu envie d'écrire "wokiste" mais il me faut rappeler que le "wokisme" ça n'existe pas, et que je reste pour toujours contre l'infusion de la rhétorique de l'extrême-droite dans nos discours quotidiens.
Lui ou Elon Musk ou un autre hein, moi les milliardaires, je les déteste.