Kid of the internet
#24
« Some women get erased a little at a time, some all at once. Some reappear. Every woman who appears wrestles with the forces that would have her disappear. She struggles with the forces that would tell her story for her, or write her out of the story, the genealogy, the rights of man, the rule of law. The ability to tell your own story, in words or images, is already a victory, already a revolt. » — Men Explain Things To Me, de Rebecca Solnit *
Salut,
En ce moment je me sens « erased a little at a time ». J’ai l’impression d’avoir été poussée hors des réseaux sociaux, d’avoir été jartée de mon bac à sable. J’adore les réseaux sociaux, peut-être un peu trop pour mon propre bien. Et pourtant depuis plusieurs mois je n’y suis plus chez moi.
Disclaimer : je sais que l’immense majorité des gens qui me lisent sur internet sont bienveillants et sympa. Je n’ai pas besoin qu’on me rassure et qu’on me répète encore qu’on me lit et qu’on m’aime. Je le sais, c’est précieux mais je le sais déjà. (On pourra reparler de cette force difficile à acquérir, de savoir ce qu'on vaut.) Ce n’est pas de ça que je parle.
Je parle du luxe de pouvoir utiliser ces réseaux en incognito. Il fut un temps où je pouvais cliquer sur n’importe quel lien YouTube sans jamais craindre qu’il parle de moi. Personne ne me connaissait. Maintenant il y a des vidéos sur moi. Avant, je pouvais tweeter que j’avais mangé une pomme. Je n’avais aucun fav et personne ne me répondait mais au moins personne ne m’insultait derrière. Ou presque pire, ne retweetait mon tweet en le citant sur un compte privé, me laissant avec la brûlante ignorance de « ce qu’on dit derrière mon dos ».
Des lignes que j’avais écrites en secret mon blog ont été traduites et insérées dans The Guardian. J’ai l’impression qu’il y a une caméra braquée sur mon petit coin de jardinet et que ce que j’y fais est projeté sur le mur de la mairie. Ce n’était pas vraiment mon intimité, ce n’était pas caché, mais c’était un peu privé quand même. C’était le petit jardin à l’avant d’une maison banale dans une rue peu fréquentée. Et maintenant c’est sur le mur de la mairie, merde alors.
Je ne m’y fais pas.
Alors je rapetisse et je m’en vais. Je fais l’autruche, l’anguille, la timide. Je me tiens loin de mon téléphone, j’ai l’impression que c’est une bombe à retardement, les notifications s’accumulent, j’ai 204 messages en attente. Les stories périment avant que je les consulte et je découvre que c’est agréable. De ne pas savoir ce qu’on a dit, sur quoi j’ai été taguée, est-ce que c’est sympa, est-ce que c’est de la merde ? Aucune idée alors je peux m’imaginer que c’est sympa. Je n’ai pas besoin d’en avoir le cœur net.
J’avais oublié ce que ça fait de ne pas perdre plusieurs heures par jour à consulter mes notifications. En faisant le café, en mangeant le midi, aux toilettes, avant de m’endormir, au réveil, et on recommence. Je lis beaucoup, je brode, je laisse mon esprit divaguer et miracle, surprise ! Je dors et j’écris. J’écris, j’avais oublié. Que je savais faire ça.
Mais si ce temps est dégagé et que j’y trouve beaucoup de joies que j’avais oubliées, je me sens un peu seule quand même. Il y a beaucoup de blagues marrantes, de photos de chats et de chiens, de poésie, de stories brillantes où la colère et l’humour valsent pour tout faire exploser, de femmes qui m’inspirent, de soutien. (Et il y a Lio qui me dit qu’elle m'admire, ce qui n’est pas la première chose improbable qui m’arrive cette année, mais écoutez je prends, je prends, j’adore.)
Alors ouais j’ai l’impression qu’on m’a poussée dehors. J’ai résisté pendant plusieurs semaines, au besoin de m’éloigner, parce que je ne trouvais pas ça juste. Ce n’est pas juste que ce soit moi qui parte. Ce n’est pas à moi de disparaître. Mais c’est moi qui suis fatiguée. J’ai résisté en pensant aux femmes qui ont disparu de la sphère publique à cause de ces mêmes mécanismes pervers. J’en ai rencontrées deux, j’en ai d’autres en tête. La dernier en date c’est Cécile Duflot, qui a quitté Twitter parce qu’un homme la harcelait depuis des années, et qu'il n’a pas cessé même après une condamnation et un séjour en prison. Et ça fait chier. Ça fait putain de chier.
"C’est mieux pour nous." On doit se protéger. C'est normal.
Et on y gagne, c’est vrai. En heures de sommeil (un peu), en temps de cerveau disponible (beaucoup), en créativité pour moi, en sérénité. Mais on y perd aussi.
Les réseaux sociaux et celles qui les utilisent sont décriées parce qu’il y a "une course aux likes", qui flatterait bassement l’ego. On parle des décharges d’endorphines, de la drogue que c’est, c’est malsain ce besoin de validation, il faut apprendre à se valider soi-même, on consomme de fausses images, on s’éloigne de l’essentiel, le temple du consumérisme, bla bla bla. Il y a évidemment un équilibre à atteindre, et c’est la dose qui fait le poison. Mais moi j’aime bien être validée. Ça ne me dérange pas de le dire. J’aime bien qu’on me dise qu’on apprécie mon travail, qu’il a un impact réel et concret, que j’ai pu faire rire, réfléchir ou changer quelqu’un. Ou juste que je lui ai donné envie de lire tel livre, d’offrir telle babiole à un être aimé. Je ne ferais pas ce métier si je m’en fichais. Ça fait bien longtemps que j’ai arrêté de prétendre que j’écris pour moi sans aucun souci du regard extérieur. Et j’aime échanger, discuter, plaisanter, même avec des inconnues qui ne seront sûrement jamais mes amies, mais avec qui je peux être chaleureuse et moi-même quand même.
2020 a été l’année solitaire par excellence. Si j’ai pu un peu tenir, c’est grâce à tous les échanges. Tous les likes, sûrement, mais aussi tous les messages. Si ça fait de moi une écervelée superficielle, tant pis. Je ne suis pas une créature éthérée qui n’a besoin de rien ni personne.
Et en me protégeant de la violence des hommes sur Internet, je me prive aussi de la bonté des femmes sur Internet.
On me demande souvent, pour valider ce qu’on présume ou pour me provoquer, qui m’envoie des messages haineux sur les réseaux. J’ai reçu des messages de femmes qui n’étaient pas d’accord avec moi, et qui ne me le disaient pas avec des cœurs et des paillettes. Certaines ont été condescendantes, en colère, abruptes. Jamais insultantes. Toutes les insultes que j’ai reçues directement, m’ont été envoyées par des hommes. (Il y a des femmes qui m’insultent aussi, certaines sont même des collègues de mes parents c’est plutôt rigolo. Mais la différence c’est qu’elles ne vont pas jusqu’à m’interpeller sur les réseaux sociaux, elles ne prennent pas la peine de remonter mes profils, de s’abonner à mon contenu et de commenter mes photos pour être sûres que je vais bien lire leurs insanités.)
Et merde à la fin. Internet c’est à moi. Instagram c’est à moi. Sur Instagram je suis suivie par 94% de femmes. Je suis chez moi, on est chez nous. Mais c’est comme s’il y avait eu une fuite de gaz, il faut partir et (s')aérer même si ça veut dire abandonner ma maison derrière.
Je suis dégoûtée. Je n’ai pas envie de me faire effacer. De m’effacer moi-même. Je n’ai pas envie de me taire. Ce n’est même pas du courage, ce n’est pas de la défiance, je ne suis vraiment pas, je vous prie de me croire, dans une démarche de « puisqu’ils veulent me faire taire, ils vont voir ce qu’ils vont voir ! ». C’est juste que sans ces espaces en ligne dans lesquels je me suis nichée, je ne sais plus comment faire ni qui je suis vraiment.
C’est peut-être un peu triste, d’un point de vue extérieur. Mais moi ce n’est pas d’être une kid of the internet qui m’attriste. C’est d’être une kid of the internet qui, exactement comme dans la cour de récré en primaire, est priée de se tenir bien dans la marge, le dos plaqué au mur, pour que les garçons puissent prendre toute la place au centre. Ils ne tapent plus dans la balle, ou alors c’est que la balle c’est moi. C’est ça, qui est triste.
En attendant de me sentir à nouveau chez moi sur les réseaux sociaux, bon sang, vivent les blogs et les newsletters. C’est plus lent, plus doux, plus chaud, plus solitaire aussi. Différent, mais au moins ici, c’est moi qui fais la loi.
À bientôt,
Pauline
* merci à @mauvaisemethodologie pour cette citation et pour avoir pensé à moi.