Je m'inventerai reine
Où l'on découvre que l'écrivaine ne se faisait aucune image mentale, jamais.
Salut,
Est-ce que je vous ai déjà dit que je n’ai pas beaucoup d’imagination ?
C’est un peu comme « je suis paresseuse »1 : je l’ai tellement répété que je continue de le dire, sans plus jamais questionner si c’est toujours vrai. (Dit-elle, avant de le questionner pendant 1000 mots.)
J’ai toujours dit que je n’avais pas beaucoup d’imagination, pour plusieurs raisons :
Quand j’étais petite, je ne jouais pas beaucoup aux jeux d’imagination. Mes Barbies n’avaient aucune aventure passionnante et rocambolesque, je les peignais, les habillais, leur faisais faire 2-3 trucs chiants de la vraie vie d’adultes chiants, et puis je me lassais. (J’allais lire des livres.) Je ne savais pas vraiment faire semblant, non plus : quand on jouait aux chevaux, ou à Charmed dans la cour de récré, je ne savais pas inventer des trucs, je me souviens d’une certaine inertie. Il fallait que quelqu’un d’autre mène la danse, sans quoi je n’y arrivais pas.
Pendant très longtemps (à mes yeux), les histoires que j’inventais, et que j’écrivais, étaient d’une platitude affligeante. Avec le recul, rien que de très normal. Mais comme j’avais environ une idée à la fois, laquelle me tenait 3 ans avant qu’une autre apparaisse, et que l’idée était elle-même loin de révolutionnaire, je me disais que je manquais cruellement d’imagination.
Surtout au regard de ce que j’aimais lire : comment faisaient ces auteurices pour inventer des mondes entiers, des systèmes de magie, des hiérarchies, des langues, des détails aussi foisonnants, vraisemblables et engageants ? La littérature de l’imaginaire, qui porte très bien son nom, me semblait tellement hors de portée. Moi j’inventais des histoires très proches du réel.
En grandissant, en devenant adulte, j’ai réalisé que j’aspirais à un monde meilleur. Mais quand on me demande comment le rendre meilleur, je sèche. On me l’a demandé par rapport aux hommes et au patriarcat, par rapport à l’avortement, par rapport à la colère, à chaque fois que j’ai publié ou participé à un livre sur un problème de société, on me demande quelles sont mes idées pour améliorer la société. Au bout de quelques rencontres ou interviews, je forme des réponses qui me semblent toujours un peu pré-mâchées, un peu vides. La vérité, c’est que souvent je ne sais pas.
Bon, maintenant, il faut nuancer tout ça. J’ai beaucoup plus d’imagination que je ne l’ai longtemps pensé. Si j’ai cru des années que je n’avais qu’une idée à la fois, c’est parce que je n’avais pas encore entraîné mon cerveau et mon corps à enregistrer toutes les idées pour 1) les retenir et 2) ne les trier que plus tard.2 J’ai maintenant assez confiance en moi et amassé assez de connaissances sur la fiction et la littérature pour pouvoir penser que si mes histoires ne changent pas la face du monde, elles peuvent changer un tout petit quelque chose en chacun·e, et que c’est déjà pas mal.
Je n’ai toujours pas beaucoup d’idées pour changer le monde. Et je ne sais pas toujours très bien jouer aux jeux d’imagination.
Ma fille va sur ses trois ans, et ça y est, elle a de l’imagination. Elle voit des loups (ils sont gentils), peut jouer tout un après-midi avec son « petit chien bleu », qu’il faut tenir en laisse, ou porter s’il s’est blessé. Elle a un ami imaginaire, qui s’appelle Dill : elle lui écrit des emails sur son ordinateur VTech Genius Poussin. Elle joue au docteur, à la librairie. Et hier, elle a joué à Halloween. Il fallait qu’on se déguise, qu’on décore la maison et qu’on danse. Elle a revêtu son costume de dinosaure et a mis un chapeau de sorcière. J’ai hérité de la couronne de feutre d’anniversaire, et je me suis proclamée reine. Sorcière aussi, parce que la magie c’est super.
Quand elle m’entraîne dans un jeu, je suis de nouveau cette petite fille dans la cour de récré, qui se laisse guider. Ce qui est super, maintenant, c’est que la littérature sur le jeu libre, et tous les épisodes de Bluey qu’on regarde ensemble, sont unanimes : c’est exactement comme ça qu’il faut jouer avec un enfant qui invente ses propres jeux.3 Suivre son lead. Une gigantesque impro, « oui, et... » on dirait que tu étais un lapin, « oui, et... » que le loup venait te manger, « oui, et... » en fait il avait plus faim.
Récemment, j’ai mis un mot sur un truc dont je ne savais même pas que j’étais atteinte. Je suis aphantasique.4 Je ne vois jamais rien dans ma tête : quand je lis un roman je ne vois pas les visages des personnages, l’action ne se déroule pas comme un film. Quand je pense à une pomme, je ne vois pas une image de pomme. Quand je repense à un souvenir, je ne le revis pas dans le cinéma de ma tête. Je ne saurais pas vous dire ce qui se passe à la place, c’est un peu compliqué à expliquer puisque pendant 29 ans de ma vie j’ai cru que tout le monde fonctionnait pareil que moi. Ça me paraît fou que pour la majorité d’entre vous qui me lisez, il y a de vraies images dans vos têtes quand vous vous plongez dans des romans. Cela dit, je comprends maintenant bien mieux pourquoi l’annonce de castings d’adaptations ciné ou série de romans adorés peut générer autant de déceptions.
Cette découverte m’a fait voir différemment mon manque supposé d’imagination. Finalement, inventer des histoires et les écrire alors que, contrairement à 95% de la population, je n’ai pas de cinéma intégré, c’est peut-être la preuve que j’ai une bonne imagination. Elle est juste différente. Je pense que c’est pour ça que je peux « play along », comme disent les anglophones, et pas trop « play alone ». Même dans l’écriture, il y a souvent une phase où j’ai besoin de faire rebondir mes idées avec d’autres personnes, parce que pour moi elles font sens, mais est-ce que c’est le cas pour les gens qui vivent des trucs de fous dans leurs têtes quand iels lisent ?
Et tant pis si je n’ai pas de solution magique à tous les problèmes que cette terrible et grandiose vie met en travers de mon chemin. Je prends mon manque (relatif) d’imagination – un manque de réponses toutes faites, un manque de certitudes, un manque de connaissances souvent – pour une certaine humilité. Tout comme j’aime être attentive à ce qui anime ma fille dans ses jeux insouciants, j’aime tendre l’oreille à ce que l’espoir des autres, la colère des autres, l’énergie des autres peut faire naître. Je suis preneuse de toutes les bonnes idées. Je ne vais peut-être rien inventer moi-même, mais je suis très enthousiaste pour suivre le rythme, m’engager avec, faire corps.
Tout le monde ne peut pas mener la marche, mais tout le monde peut faire un bout de chemin.
Vous avez vu ma couronne de reine-sorcière, comme elle est belle ?
Je vous souhaite une belle journée, et je vous dis à bien vite.
Prenez soin de vous,
Pauline
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À lire dans la newsletter premium de la semaine dernière. ↩
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Et je suis encore meilleure à ça depuis que j’ai fait l’atelier Carnet d’idées de Nathalie Sejean. Vraiment. ↩
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Vivre sans avoir d’images mentales... et ne pas le savoir, Le Monde, 13/05/2024 ↩