Je me souviens d'Auschwitz
Le salut nazi d'Elon Musk m'a ramenée quinze ans en arrière, devant le fronton d'un camp de concentration.
Salut,
Je suis allée au lycée dans un institut catholique ultra-conservateur, au sein duquel je n’ai jamais réussi à me faire une place (même parmi les renégats de la filière littéraire), au sein duquel j’ai pas mal galéré à trouver du sens. Je garde de mes années lycée de grandes blessures d’ado bizarre et queer au placard au milieu d’une foule de bourgeois·es condescendant·es. Je garde aussi le souvenir d’un voyage scolaire qui, l’espace de quelques jours, nous a tous fait oublier d’où nous venions, qui nous faisions semblant d’être, pour nous confronter à beaucoup plus grand et plus terrible que nous et tout ce que nous pouvions (nous faire) endurer.
Notre lycée avait été celui d’une résistante lors de la Seconde Guerre Mondiale. Pour un concours dont je ne me souviens plus du nom, quelques élèves de première intéressé·es s’étaient réuni·es plusieurs fois pendant quelques mois pour construire un dossier de recherche sur cette jeune femme dont j’ai tout oublié. (Elle s’appelait Louise, je crois ? Même pas sûre. Pardon.) On n’avait pas gagné le concours, et je ne sais plus si ça venait avec ou si c’est juste parallèle, deux événements reliés uniquement par leur thème : on est tous partis en voyage en train jusqu’en Pologne pour aller visiter le Mémorial et les camps d’Auschwitz et participer à une cérémonie de commémoration avec des centaines d’autres lycéen·nes.
On avait rendez-vous Gare de l’Est pour monter dans un train qui traverserait une partie de l’Europe et nous mènerait à Oświęcim. Le trajet était long, dans ma tête il durait pas loin de vingt-quatre heures, parce qu’un tel convoi était loin d’être prioritaire sur les lignes de chemin de fer qu’il empruntait. On a dormi sur les rails, les fumeur·ses invétéré·es fumaient à la fenêtre bien que ce soit interdit, et je crois que personne ne réalisait ce qu’on était en train de faire.
Je connais beaucoup de gens qui sont fascinés par les histoires autour de la Seconde Guerre Mondiale et autour de la Shoah. Je ne fais pas partie de ces personnes-là, je dis souvent d’une manière un peu cavalière que c’est bon, j’ai visité Auschwitz, j’ai fait mon devoir de mémoire. La vérité c’est que c’était il y a plus de quinze ans et que je sais que ce que j’ai vu ne la quittera jamais, ma mémoire.
Elon Musk a fait un salut nazi (pardon, deux). Les médias ont longuement débattu, débattent encore : était-ce un salut nazi, ou envoyait-il de l’amour à ses supporters ? Est-il pro-nazi ou juste fasciste ? A-t-on tort d’être épouvanté·e, est-il juste de s’offusquer. Une théorie défend qu’Elon Musk n’a pas tant salué une allégeance à l’idéologie nazie mais qu’il a plutôt salué les trolls 4chan pour qui tout est lolz et provocation (jusqu’à ce que non, et la limite est terriblement floue pour tout le monde).
Je revois les traces laissées par des milliers d’ongles désespérés sur les parois des chambres à gaz. Et je repense aux occasionnelles croix gammées dessinées sur les murs des villes par des inconnus, peut-être nazis dans leurs cœurs, peut-être juste pour le lolz, le résultat étant exactement le même. En ça comme en d’autres choses importantes, il n’y a pas que l’intention qui compte.
J’ai fait ce voyage avec des camarades avec qui je ne partageais rien, à part qu’on s’est tous trouvés bien cons face aux nuées de corbeaux qui volaient au-dessus de Birkenau, hantant les lieux presque 70 ans après que le dernier humain en ait été libéré. Birkenau avait ça d’impressionnant. Les squelettes des baraquements, tous détruits à part deux, l’herbe verte qui toujours repousse et dans le ciel gris d’une saison polonaise, les corbeaux. Le silence n’était ni lourd ni léger, il était juste indispensable.
J’essaye de trouver des mots pour vous raconter ce qui se passe dans la tête et dans le cœur d’une ado de quinze ans devant les cheveux, les lunettes, les valises, les chaussures des déporté·es, conservées derrières des vitrines, qui emplissent des pièces dans le musée qui se trouve à Auschwitz I. Je n’en trouve pas d’adéquat. Je me souviens d’avoir été sidérée, il y avait quelque chose d’impossible, il faut imaginer qu’on réalise d’un coup d’un seul la réalité de ce qui n’avait existé jusqu’alors que dans des livres. Je crois que la cruauté se traduit mal sur le papier glacé des manuels d’histoire. Je crois qu’on a besoin de son cœur et de son ventre pour ressentir.
Alors qu’avec mon mari on discutait du salut nazi d’Elon Musk, il a partagé avec moi cet article qui revient sur la visite du milliardaire au mémorial d’Auschwitz, accompagné de son fils de 3 ans (?! permettez-moi de ?!), un an quasiment jour pour jour avant qu’il tende le bras droit par deux fois. Julie Gray, partenaire de Gidon Lev, un survivant de la Shoah, y dit :
“Is Musk an antisemite?” she continued. “People, actually, it’s worse—he doesn’t care whatsoever… He was unmoved by the experience.”
Musk est-il antisémite? Les gens, en fait, c’est pire : il s’en fiche royalement... Il n’a pas été touché par l’expérience.
Quelque chose en moi à la lecture de ces mots se délite. Je demande à mon mari s’il faut être sociopathe pour être milliardaire, ou si être milliardaire rend sociopathe. Qui de l’oeuf ou de la poule est à l’origine du monstre, du trou noir, de la catastrophe. Je repense aux mots de la rev. angel Kyodo entendus dans Search Engine et partagés dans une newsletter précédente réservée aux abonné·es premium :
Je ne crois pas à grand-chose, mais je crois profondément que les êtres humains sont destinés à être humains. Donc quand ils agissent d’une manière qui est en dehors de l’humanité, d’une manière qui est en conflit avec la notion d’humanité, il y a quelque chose qui cloche. Et ça, ça me fait mal.
Je ne crois pas à grand-chose, mais je crois profondément qu’il est impossible de rester de marbre à Auschwitz, à Birkenau, devant les corbeaux, devant les chaussures d’enfants. Je crois qu’il est important de partager ce souvenir avec vous comme une manière de le garder vivant. C’était il y a longtemps, quinze ans, mais il suffit d’une longue minute passée à y repenser pour retrouver le sentiment de vertige nauséeux qui m’avait saisie, pas immédiatement mais quelques heures après la visite. On dormait dans une auberge mise à disposition par le Mémorial, et on était plusieurs à fumer des clopes en grelottant avant d’aller se coucher. Quelqu’un a fait une blague, on a rigolé, un peu trop fort et un peu trop longtemps. Le rire est mort aussi abruptement qu’il est né et on s’est regardés, interdits. Rire à Auschwitz ? Vraiment ?
L’ambiance pendant le trajet du retour, dans le même train interminable qu’à l’aller, a été beaucoup plus grave.
Je me souviens qu’en parallèle de ce dossier pour le concours qui m’avait menée là, un lycéen avait dit quelque chose de l’ordre de « il a fait ça en feuj », pour dire qu’untel avait fait quelque chose en douce, dans son dos. L’adulte qui supervisait nos recherches pour le concours avait pris du temps pour nous questionner sur cette habitude qu’on avait d’utiliser le terme « feuj » pour dire des choses toujours péjoratives. Je crois qu’entre ça et Auschwitz je n’ai plus jamais fait une blague antisémite, alors qu’à cette époque j’étais loin d’être déconstruite sur environ tout le reste.
Je ne sais pas qui je serais, aujourd’hui, si je n’avais jamais visité Auschwitz. Est-ce que j’aurais la même empathie, la même intransigeance, les mêmes certitudes ? Par là, je me demande si la visite d’Auschwitz m’était nécessaire pour savoir reconnaître un salut nazi, ou pour avoir la certitude qu’en cela comme en d’autres choses importantes, il n’y a pas que l’intention qui compte. Je ne sais pas qui je serais, mais je sais qui je suis, et je sais que quand je ferme les yeux, je revois les traces des ongles sur les parois et je revois les croix gammées.
Très récemment il a été question de retirer au 11 novembre son statut de jour férié. Le dernier poilu de la Première Guerre Mondiale est mort en 2008 : il ne nous faut même pas vingt ans pour qu’on commence à se dire qu’on « n’a pas besoin d’un jour férié pour commémorer le 11 novembre, ou alors ça voudrait dire qu’on a 65 millions de Français au pied des monuments aux morts »1. Je suis effarée mais je le pense : on commence à oublier. À relativiser. Les livres restent mais l’Histoire est toujours ré-écrite par les puissant·es, alors quand il n’y a aura plus aucun·e survivant·e pour dire aux lycéens imbéciles la réalité de ce que fut la Shoah, combien de temps faudra-t-il à l’humanité pour l’oublier totalement ?
L’oubli ça commence comme ça. C’est quand on parvient à se convaincre que c’est pas un salut nazi mais un salut romain ou encore le geste désordonné d’un autiste.2 C’est quand on parvient à se convaincre que ce qui se passe à Gaza ce n’est rien, ou que c’est mérité. C’est quand on parvient à fermer les yeux sur cet endroit du cœur qui saigne à chaque fois qu’un être humain souffre de la main d’un semblable.
Je nous souhaite de garder les yeux et le cœur ouverts.
Prenez soin de vous,
Pauline
PS : Ce mois-ci, le contenu réservé aux abonné·es premium est consacré à des lectures connexes aux thèmes abordés dans cette newsletter.
Effarant de dire ça, alors même que depuis plusieurs années on a laissé tomber le terme de « syndrome d’Asperger » pour plusieurs raisons mais notamment parce que Hans Asperger était un gros nazi. Par ailleurs, on connaît toustes des gens sur le spectre du TSA (ou on en fait soi-même partie), et combien parmi ces gens font des saluts nazis compulsifs ? Allons bon, soyons sérieux deux minutes. ↩