I Can Show No Satisfaction
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Salut,
Je ne sais pas si vous avez remarqué — si vous me suivez sur les réseaux sociaux, vous devez avoir capté : je suis quelqu'une de très très enthousiaste. Quand j'aime, j'aime vite et fort.
Que ce soit les gens, ami·es ou amours, les livres, films ou séries, les expériences, si ça touche ma corde sensible, je suis cap' de m'intéresser en profondeur, de parler pendant des heures, d'arroser de compliments, d'avoir les yeux qui brillent rien qu'au souvenir de ce qui me plaît. Je n'ai toujours pas mué hors de ma peau d'enfant qui, avidement, dévorait les Harry Potter et écoutait Jenifer en boucle à rendre mes parents zinzins — j'ai juste déplacé mon affection débordante sur d'autres objets.
Je me sens toujours très vulnérable quand je laisse, justement, déborder de moi cette facette de ma personnalité. J'aimerais, peut-être, paraître toujours sereine et égale. Ou alors, peut-être, j'ai été beaucoup moquée pour les petits cris que je peux pousser quand j'aime tant quelque chose que je n'arrive même plus vraiment à formuler d'arguments objectifs.
Il semblerait qu’il soit un peu honteux d’aimer en public.
Je suis très très amoureuse de la personne avec qui je vis. On fête dans quelques mois une décennie entière à se tenir chaud au plus fort des hivers, et ça fait déjà plusieurs mois que ce chiffre (10 ans !) me colle un délicieux vertige. Je pourrais, si on m’en laissait l’occasion, écrire des poèmes épiques sur cet amour tendre et puissant que je ressens et qui est partagé. Je ne le fais pas trop, et ce n’est pas tant de la pudeur que d’avoir toujours trouvée démoralisante la gêne des gens qui m’entourent quand je lui dis “je t’aime” en public.1 Sur Internet, quand les personnes — souvent des femmes — que je suis partagent leurs amours, c’est souvent accompagné d’un petit mot : niais. Comme dans « désolée pour la niaiserie ».
Niais·e, adj : Qui est sot et gauche par excès de simplicité ou manque d'expérience.(Larousse)
Est-ce là tout le crédit que l’on porte à l’amour qui nous transporte ? C’est trop méchant. Aimer très fort peut être bouleversant, renversant, ça peut rendre fébrile, insomniaque ou obsédé·e,2 mais pourquoi ce serait niais de le dire, de l’assumer ?
Et de la même manière qu’il paraît presque indécent de regarder la personne qu’on aime avec ce regard intense que les amoureux·ses connaissent, il paraît stupide ou puéril d’aimer les animaux dont on prend soin. On reçoit des regards moqueurs quand on est “gaga” devant un poil soyeux ou une truffe aimante, ou plus cruel, quand on porte le deuil d’un petit familier qui nous a accompagné de nombreuses années. Notez, cela est en train de changer : les gens de ma génération ont tendance à traiter leur animal comme « leur premier-né », ce qui se traduit notamment par l’achat de nourriture de qualité. Purina et Friskies en PLS.3
Enfin, parmi la grande variété d’amours qu’il semble difficile de montrer, je crois qu’aimer la vie est toujours un peu délicat. D’une conversation avec l’inénarrable Nathalie, j’ai retenu que ce torrent de merde dans lequel nos radeaux flottent nous musèle aussi : on en a plein la bouche, berk, on n’arrive à parler que de ce qui cloche. J’ai réalisé que ça faisait plusieurs mois que je me sentais parfaitement alignée avec l’existence et que même si beaucoup de choses continuent d’être dures, je kiffe me réveiller chaque matin parce que pour la première fois, je kiffe ma barque et la mener. Et je n’osais pas tellement le dire (alors même que je parle souvent de ma dépression) parce que ça faisait
la meuf instable, elle est en dépression ou elle kiffe la vibez ? Les deux mon capitaine, les deux,
la meuf qui se la pète, c’est quoi cette audace de pouvoir aimer sa vie alors qu’elle est si difficile pour tant d’autres gens ?
Oh mais ça me rappelle quand je finissais pas mon assiette et que ma mère me disait « il y a des enfants qui meurent de faim en Afrique ». Je ne comprenais pas en quoi me forcer à finir le riz bouilli allait remplir le ventre vide d’un enfant affamé. Je ne comprends pas en quoi cacher mon kif viendrait en donner à ceux qui n’en ont pas — à moins de vouloir penser que tout le monde est mesquin, ce qui n’est pas ce que je crois.
Je crois au contraire que la joie est une force, une force motrice : quand on en a, ce serait presque criminel de ne pas s’en draper comme d’une armure, de ne pas s’y brancher comme à une batterie, c’est un mouvement vers l’avant et si la colère est essentielle à la lutte, je crois que la joie aussi. On lit au dos de Joie militante4 :
La joie, au sens spinoziste du terme, renvoie à notre capacité à affecter et être affecté·e·s, à prendre activement part à la transformation collective, à accepter d’en être bouleversé·e·s. La joie telle qu’elle nous est ici proposée est une façon d’habiter pleinement nos mondes, nos attachements, plutôt que de chercher à les diriger.
N’est-ce pas un programme alléchant ?
Parmi les joies qui me donnent la force de continuer malgré tout, il y a donc l’amour sous toutes ses formes dont j’ai la chance d’être couverte, il y a les petites pattes blanches de mon petit chat, il y a le petit mouvement de cheville pour allumer la multiprise sous mon bureau à l’atelier, la cardamome dans le café, les livres et leur odeur de papier. Il y a ces mots que je lance et que vous acceptez.
Et vous, quelles sont les joies qui vous propulsent ? Ne laissez plus jamais personne vous dire qu’aimer est niais.
Avec amour,
Pauline
La semaine prochaine je recevrai Élodie pour la deuxième édition d’Un·e invincible invité·e. Elle nous parlera de ce qui se passe quand on veut un enfant et qu'il n'arrive pas. Ce sera une lettre réservée aux abonné·es à la formule payante, mais si vous voulez tester (donc recevoir la lettre d'Élodie + avoir accès aux archives) pendant 14 jours, cliquez donc ce lien :
Vous pouvez annuler votre essai à tout moment.
Je suis encore une fois ravie qu'une autrice m'accorde sa confiance et ses mots. Je pense de tout cœur que son texte vous plaira. Place à la revue de presse :
dernières lectures en ligne : 🇬🇧 faire de ce qu’on aime un métier / être surbooké, nouveau marqueur de réussite sociale / 🇫🇷 les critiques littéraires sont misogynes (surprise) / écrire c’est un peu traduire //
derniers livres ajoutés à ma liste : De feu et d’or (J. Woodson) / Middlesex (J. Eugenides) / Pleines de grâce (G. Cabezón Camara) //
Promis, je ne suis quand même pas du genre à rouler des grosses pelles baveuses devant tout le monde, je sais me tenir. Mais c’est marrant quand même que les “je t’aime” fassent le même effet à certain·es que les grosses pelles baveuses.
Non, pas forcément de cette manière-là, bande de filous. 🚫🍆 Mais aussi de la manière “je pense à ellui toute la nuit” ou “j’ai 17 onglets ouverts sur ce sujet très niche dont tout le monde se fout”.
Millennials are treating pets like 'their firstborn child,' and it's reportedly causing problems for some of the best-known pet food brands, Business Insider, 2018 — et d’ailleurs si vous voulez vous renseigner sur les croquettes, visitez le site Alerte croquettes.
carla bergman et Nick Montgomery, éditions du commun, 2021. Traduction Juliette Rousseau.