Fontaine de lait
« Où va l’eau, où va l’âme, et la sève, et les larmes évanouies ? »
Salut,
Novembre a débuté et j’ai déjà un échec au compteur. Je m’étais promis, à moi-même, à mon corps, à ma vie, qu’au premier novembre je n’aurais plus de lait. Oh là, qu’est-ce qu’elle raconte celle-là. Alors oui, attachez vos ceintures, cette lettre mensuelle va parler de lait maternel, de sacrifice, et de carrière.
Au commencement, j’avais le souhait d’allaiter mon enfant. Ce n’était pas vraiment un souhait d’ailleurs, plutôt un truc posé en évidence. Bien sûr que j’allais allaiter mon enfant, c’est gratuit, pratique et si naturel. Fast-forward to la vraie vie, ce bébé qui n’a pas envie de téter, ne sait pas faire, et voilà qu’on sort de la maternité avec une ordonnance de tire-lait sous le bras. Dans mes oreilles, les mots étranges de la puéricultrice : « Il faudra vous faire aider hein, une fois sortie, on n’aura pas pu mettre en place l’allaitement avant votre sortie ». C’était samedi après-midi, on sortait effectivement le lendemain midi, et je réalise avec violence qu’évidemment, ma fille ne saura pas téter correctement avant qu’on sorte. On n’aura pas mis en place l’allaitement.1
De ma tentative de mettre en place l’allaitement, il reste une poignée de photos que je regarde avec un tel maelstrom d’émotions que je ne saurais toutes les nommer. Un dimanche après-midi, ce petit bébé à quatre jours tout pile, nue contre mon torse nu elle s’intéresse enfin au sein et je l’y mets. Elle tète un peu, j’ai mal. Ce n’est pas du tout suffisant, alors on lui donne, comme on le fait depuis sa naissance, un petit biberon de lait artificiel. Toutes les 3 heures, je quitte tout ce que je suis en train de faire pour aller tirer mon lait. Il faut stimuler la lactation, lancer la production, pour qu’elle puisse boire tout son soûl quand elle voudra enfin.
Fast-forward encore, mon bébé a six semaines. J’ai tout essayé. Je l’ai mise au sein, j’ai serré les dents, qu’est-ce que ça fait mal un bébé qui tète mal. J’en pleurais. Rétrospectivement, c’est quoi cette histoire, de chialer de douleur pendant qu’on nourrit son enfant ? J’ai fait appel à une consultante en lactation, elle m’a écoutée et bien aidée, j’ai mis en place un protocole de tire-allaitement dans l’objectif de redonner le sein quand ça irait mieux, et puis… ça n’est jamais allé mieux. Je n’ai jamais eu envie de remettre ma fille au sein. Et puis j’en ai eu marre de tirer mon lait. D’avoir mal aux seins, non stop, depuis des semaines, allaitement ou pas : engorgement, mastites, hyperlactation. Mon mec a repris le taf et jour 1, j’ai réalisé que si je voulais continuer à tout simplement exister, je n’allais pas pouvoir combiner le tire-lait et le parentage à 100% de 8h à 17h. Je pensais à, ou plutôt il s’imposait à moi, mon manuscrit, ce livre que je dois écrire depuis un an, et moi acculée d’avoir trop procrastiné, qui n’ai plus d’autre choix que de l’écrire dans l’épaisseur moite de la toute nouvelle parentalité.
J’aimerais vous dire que j’ai décidé d’arrêter l’allaitement. La vérité c’est qu’il a fallu que plusieurs personnes décident pour moi. À plusieurs reprises j’ai dit, à haute et intelligible voix : j’ai besoin que quelqu’un décide pour moi. Je m’interroge, ce besoin qu’on m’ôte toute responsabilité, qu’on choisisse à ma place, un besoin de ne pas me sentir coupable – j’ai essayé de tromper mon cerveau. Et j’ai bien fait. C’était ça ou la mort, et je pèse mes mots. C’était ça ou disparaître. Quelqu’un m’a dit « tu vas trop mal », quelqu’un m’a dit « arrête » et quelqu’un d’autre enfin est allé acheter une boîte de lait infantile à la pharmacie.2
Et depuis, je revis.
Petit à petit, parce qu’il n’y avait pas que ça qui m’étouffait sauvagement, mais clairement, quelle libération. Le premier biberon, je ne vais pas mentir, je ne l’ai pas donné parce que je pleurais trop. Ensuite il a fallu gérer l’arrêt de la lactation, alors j’ai continué à passer le bâton, à tendre ma fille pour l’installer dans d’autres bras, le temps d’aller tirer le lait encore un peu, j’ai bu des tisanes de persil, massé mes seins avec de l’huile de menthe, et comme ça n’allait pas assez vite à mon goût, j’ai demandé le médicament qui bloque la sécrétion de prolactine. C’était devenu une obsession : il fallait que je n’aie plus de lait au 1er novembre, pour pouvoir écrire tranquillement.
Aujourd’hui, je suis dans un café pendant que ma fille est à la maison, avec sa marraine qui ne va pas tarder à la nourrir, et j’écris tranquillement. Je porte des coquilles parce que mes seins fuient atrocement, d’un lait anémique qui n’a rien à voir avec celui qui l’a nourrie pendant six semaines, mais j’écris tranquillement.
Je bois un chocolat chaud, je suis épuisée. Je me disais en arrivant, en fait ce n’est pas d’un café où travailler au calme dont j’ai besoin, c’est d’un bar à sieste. Je suis épuisée alors pendant que je tape ces mots je suis submergée de l’émotion brute et véritable. J’ai détesté les six premières semaines de ma vie de mère. Marrant car physiquement, mon post-partum s’est déroulé comme mon accouchement : un rêve. J’ai récupéré super vite. Non, c’est vraiment mon rôle de parent qui m’a fait très mal le temps que je trouve comment l’incarner. Et si juste avant de parler de « rôle de parent », j’ai écrit « ma vie de mère », c’est à dessein. C’est parce que je m’étais, à mon corps défendant, enfermée dans mon rôle de maman, celle qui doit tout gérer, celle qui doit être dévouée, corps et âme, qui doit souffrir sans rien dire et endurer encore et encore, que ça me faisait si mal.
J’ai passé deux semaines chez mes parents à me reposer, et j’ai dévoré Faire famille autrement, le dernier essai de Gabrielle Richard3. Outre qu’il est formidable à ouvrir toutes les fenêtres vers d’autres manières de faire famille,4 cette lecture m’a ouvert les yeux sur ces mots qui me hérissent doucement depuis le début sans que je comprenne pourquoi : mère, maman. Je sais ! Je sais combien ils sont précieux pour beaucoup de femmes, et je ne leur retirerai jamais.
Pourtant, moi, il y a quelque chose qui me gêne là-dedans, dans l’étiquette que ça colle et qui vient me parasiter jusque dans les choix que je sais les meilleurs et que je mets six semaines à faire. Depuis que je suis enceinte, j’utilise spontanément plus le mot « parent ». C’est une parente que je me sens devenir, que j’ai envie d’être, sur le même pied d’égalité que le parent 2 de cette enfant que je genre au féminin tout en sachant qu’elle aura peut-être à y redire, et j’y serai très vigilante. Depuis que mon corps m’appartient de nouveau tout à fait, qu’il n’est plus colonisé par la grossesse et parasité par le tire-lait ou le fantôme de l’allaitement raté, qu’il n’est plus coincé dans une expérience par trop « féminine » à mon goût, je suis tellement plus heureuse de prendre mon enfant dans mes bras. Les câlins que je lui fais sont infiniment plus doux. Le vêtement que je porte, le rôle d’adulte qui prend soin de cette minuscule personne adorable, me va mieux.
Le NaNoWriMo a commencé en même temps que le nouveau mois et j’en profite cette année encore pour écrire un manuscrit (qu’il faut que j’arrête d’appeler « le manuscrit maudit », il ne l’est plus). Hier, dans le carnet que je destine à ma fille, qu’elle lira quand elle voudra, j’ai écrit : « Aujourd’hui, j’ai pu être mère et écrivaine, merci pour ça mon bébé. » J’ai, j’avais, si peur de ne savoir conjuguer maternité et écriture. Peut-être qu’en fait, c’est plus facile de conjuguer parentalité et écriture. Et puis merci à mon enfant d’avoir tapé la meilleure sieste. Merci aussi à moi, d’avoir su accepter un renoncement pour éprouver de plus belles retrouvailles. Merci à moi de m’être écoutée même si ça a pris du temps, d’avoir demandé de l’aide. On est le 2 novembre et je n’ai pas tari le lait, et il y a quelque chose d’étrange à le voir s’écouler alors qu’il est impropre à la consommation. Mais je n’ai pas empoisonné la source, non, au contraire la vie rejaillit.
J’ai dit au revoir à la mère martyre, je dis bonjour à la parente.
Et j’ai fini mon chocolat chaud, alors je file retrouver mon adorable bébé.
À bientôt,
Pauline
Je ne savais pas du tout que c’était un truc qui devait se mettre en place. C’est si naturel. Non ?
Merci Mathieu, merci Martine, merci maman.
Qui paraît le 10 novembre chez Binge Audio éditions, dans la chouette Collection sur la table
Et outre que c’était délicieux en tant que femme cis bi dans un couple avec un homme cis, de me sentir inclue dans le spectre du queer…