Existentialisme culinaire
#30 - être ou ne pas être, une question riche en calcium.
Salut,
Cette newsletter parlera beaucoup de nourriture, et du rapport parfois compliqué qu’on peut avoir avec manger. J’y aborde mes propres TCA. Je sais que c’est un sujet sensible : take care.
Hier, j’étais en train d’équeuter des épinards, les doigts rugueux de sable, et ça faisait fort longtemps que je n’avais pas passé du temps dans ma cuisine. Rester debout la nuque courbée sur mes feuilles d’épinards frais avait un caractère presque extraordinaire. Il m’avait fallu du courage pour lutter contre l’apathie, j’avais mis la musique très fort et je chantais en imitant l’accent anglais d’Alex Turner. (Oui, je vous mets une playlist à la fin du mail.) Alors que j’avais juste envie de manger des pâtes à rien, même pas par envie mais par nécessité de survivre, je cuisinais pour de vrai. J’ai eu envie de prendre mon téléphone et de poster une story sur Instagram. Regardez, je cuisine. Vous avez vu ? Je me nourris.
Il y a eu une période dans ma vie où je cuisinais tout, de A à Z, du fond de tarte au lait de riz. J’avais un congélateur mais il était débranché parce qu’il faisait trop de bruit. Mes seules boîtes de conserve étaient des pois chiches ; j’avais essayé de les cuire moi-même mais j’avais toujours échoué, alors j’avais baissé les bras. C’était gratifiant — c’était contrôlant, aussi, mes TCA n’étant jamais bien loin — mais j’avais bien conscience que ça ne pourrait pas durer toujours. À moins de ne faire que ça de ma vie. Même pas avoir des enfants, j’avais vu mon père arrêter de travailler pour aider des bébés à devenir des bambins et j’avais vu qu’on ne peut pas attendre ça (la nourriture 100% maison tous les jours que le bon Dieu fait) d’un parent.
Bref. Gratifiant.
En ce moment, je n’arrive plus trop à cuisiner souvent. C’est difficile de me nourrir d’une manière qui me satisfasse. Longue est la liste des raisons :
une satanée pandémie qui stresse de ouf
un couvre-feu à 18h qui a placé les courses de dernière minute en sortant du bureau dans le domaine de la science-fiction
une fatigue morale et mentale qui épuise le corps
du boulot
et caetera.
Je survis avec le concours des tickets restos de mon mec qui nous permettent de commander au salon de thé japonais qui fait des boulettes de légumes trop bonnes pour être honnêtes (privilèges de la vie urbaine et de la vie salariée), des bocaux de légumes cuisinés Prosain, et des surgelés. Le congélateur a été rebranché au premier confinement, il nous fallait des glaces pour trouver acceptable ce qui nous arrivait.
Une semaine par mois environ, j’ai un sursaut de bonne volonté (ou est-ce de culpabilité ?), il faut refaire des menus, me réorganiser, j’ai besoin de manger plus de verdure, de passer plus de temps à faire. J’ai besoin de réinvestir ma cuisine. Oh, pas très féministe, tout ça.
J’ai lavé les épinards et les ai jeté dans la sauteuse pleine de beurre. Quelques minutes plus tard, ils étaient réduits à peau de chagrin, c’est frustrant les épinards, c’est ingrat. J’aimerais consigner ces moments où je prends soin de moi de la manière la plus primaire qui soit, avant qu’ils soient réduits en bouillie, écrasés contre le fond de tarte en pâte brisée.
Je ne sais pas si c’est toujours très in de faire ça, mais il y a quelques années, c’était vraiment la mode de se moquer des gens qui prennent leur nourriture en photo pour la poster sur Instagram. Plus récemment, c’était l’fun aussi de se moquer des néo-boulangères, qui trompaient l’angoisse existentielle en tentant de contrôler un levain. C’est peut-être parce que le mois de mars 2020 s’étire à l’infini et que chaque miette dorée de joie de vivre est précieuse, mais en ayant envie de poster une photo de mes épinards lavés, je me suis dit qu’on avait bien le droit de chercher cette validation. Oui, tu existes.
Parce qu’on n’en est collectivement plus très sûr·es, en ce moment.
Je me retrouve dans ma cuisine à faire à manger pour me prouver que j’existe et dans une vie ordinaire, j’inviterais mes ami·es à goûter ce que j’ai préparé et alors ce serait sûr : j’aurais existé puisqu’on ne peut rien créer qui soit tangible, qui soit mangeable, si on n’existe pas. Ce serait un repas comme une Cène, iels seraient témoins, que j’ai été là. Si je peux nourrir les autres, alors j’ai été là.
Mais ça fait un an que rassembler quelques personnes autour de soi relève de la prise de risque, et mes invitations à dîner, comme des bouteilles à la mer, se sont faites rares. Il ne me reste plus qu’Instagram, ou presque.1
Instagram, où dire le temps de 24 heures, dans l’ironie même de l’éphémère :
Regardez, j’existe. J’existe tellement si fort que je dois toujours me nourrir trois fois par jour.
Dans mes années anorexiques, je n’ai jamais pensé que j’étais trop grosse et que je devais contrôler mon poids ou ma silhouette (ça, c’est venu après : fun!). Mais il y avait un mélange de recherche de contrôle, si facile à perdre à l’adolescence, et l’idée confuse que mon corps était aussi encombrant qu’inutile. Je me rêvais pur esprit.
Dans un monde où les embrassades et les réunions collés-serrés sont impensables, la tentation est grande de redevenir pur esprit. Ça ne m’était pas arrivé depuis plusieurs années, d’oublier de manger. Avec la pandémie, un rythme de vie aléatoire et l’anxiété, ça m’a repris. Oh, tiens, il est 15h et je n’ai rien avalé depuis 7h ce matin.
J’ouvre Instagram pour me sentir un peu plus réelle. Ironique, encore, je sais : il faut savoir vivre avec ses contradictions. Donc, tout comme je retourne à la cuisine quand j’ai besoin de me retrouver moi, j’ouvre Instagram pour me rendre plus tangible les jours où je me sens m’évaporer.
Hier soir, donc, j’ai cuit mes épinards en chantant Pocahontas et j’ai beaucoup ruminé tout ça, je l’ai gardé pour moi, avec la ferme intention de déterminer si presser le réel contre mon cœur pour l’essorer allait le rendre plus savoureux. Je ne voudrais pas que la tartelette aux fraises de mon existence2 ait un soggy bottom.
Pendant que je réfléchissais, je me disais : il y aura toujours plus tard pour partager les résultats de mon enquête (et en faire une newsletter interminable, visiblement).
Si je n’ai pas sauté sur mon téléphone pour vous rendre témoin de ma tarte épinards-chèvre, c’est parce que je suis fâchée avec Instagram depuis plusieurs semaines, entre cyberharcèlement (oui, encore je sais, mais écoutez, moi aussi j’aimerais bien que ça s’arrête), censure et rappels constants que personne sur Internet n’est jamais assez. Alors il m’a paru bon de laisser le temps au temps. De tenter de garder au creux de moi l’incertitude d’exister, pour ne pas conditionner ma réalité à une pluie d’emoji cœur de toutes les couleurs.
Je crois qu’il m’est préférable de me connecter aux moments où j’ai, au contraire, l’assurance inexorable d’être une vraie personne. Souvent, c’est juste après manger.
Il n’y a pas de chute à cette histoire, si ce n’est que la tarte était bonne et que je suis toujours aussi accro aux réseaux sociaux.
À bientôt,
Pauline
La playlist du mois est là : si vous vous y abonnez, il est probable qu’elle change en cours de route. Ça fait 4 ans que j’amende mes playlists mensuelles au rythme de mes goûts et de mes envies. Là, j’ai retiré la désormais insupportable Safe and Sound de Capital Cities en me demandant, à la réécoute, comment j’avais pu me la farcir en boucle pendant 3 ans.
dernières lectures en ligne : 🇬🇧 écrire sur son trauma, ce n’est pas exorciser ses démons / remettre en question le syndrome de l’imposteur / 🇫🇷 vocabulaire de la pédocriminalité / des hommes qui n’aiment pas les femmes / #SalePute, documentaire sur le cyberharcèlement //
derniers livres ajoutés à ma liste : Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, Z. Neale Hurston / La petite fille sur la banquise, A. Bon / Tell Me My Name, A. Reed / The Hunting Party, L. Foley / Hétéro, l’école ?, G. Richard //
Vous pouvez toujours rémunérer mon travail sur Tipeee.
Vous allez me dire, eh mais tu vis avec quelqu’un nan ? et je vais vous répondre : et si ce quelqu’un n’existait pas plus que moi ? Et si nous formions une bulle fantasmagorique, et si je l’avais créé de toutes pièces pour tenter vainement de me rassurer ? Oui, j’ai fini WandaVision.
Une expression que l’on doit au dessinateur Boulet.