Demain, je vais voter
Le vote peut-il être un acte d'amour et de résistance contre la peur et l'injustice ? Une réflexion personnelle sur ma voix et mon privilège.
Salut,
Je vous écris depuis le passé, mais il ne m’est pas difficile de me projeter. J’ai décidé d’envoyer cette newsletter 24h en avance, pour que demain, la majorité d’entre vous l’ait lue. Prétendons donc, deux minutes, être demain.
À l’heure où j’envoie d’habitude cette lettre, le dimanche, les bureaux de vote ouvrent dans 60 petites minutes. Je suis probablement bientôt réveillée, il est loin le temps où je pouvais dormir après 10h. On va prendre notre temps pour petit-déjeuner, je vais prendre une bonne douche – j’ai décalé toutes mes séances de sport pour ne pas avoir à aller à la salle le dimanche ces deux dernières semaines. On va se préparer, s’il fait beau, mettre nos lunettes de soleil, vérifier qu’on a notre carte d’identité, et on va aller voter.
Ça ne fait pas si longtemps que je suis majeure. Je me souviens des présidentielles de 2012, j’étais née 6 gros mois trop tard pour avoir le droit de voter. Je ressentais une espèce de frustration, de ne pas en être. Pourtant, je n’ai pas voté aux élections moins importantes des années qui ont suivi, et en 2017, je me suis abstenue au second tour. Marine Le Pen ou Emmanuel Macron ? J’avais développé entre temps une espèce de conscience politique très manichéenne, je disais ni la peste, ni le choléra. J’étais persuadée que le macronisme amènerait un ultra-libéralisme délétère, j’étais déjà anticapitaliste, le côté Banquier Beau Parleur du personnage me dégoûtait.
Je n’avais pas peur de Le Pen, du FN. Je venais d’une enfance où le barrage républicain tenait bon, j’ai un souvenir très fort des élections de 2002, même si j’étais minuscule. Ça ne faisait pas un pli, Le Pen ne passerait jamais. Je n’avais pas trop réfléchi que si déjà en 2002 Le Pen était au second tour, c’est qu’il y avait un problème. Que le barrage était poreux. Je ne croyais plus du tout au système électoral français, ni pour les présidentielles, ni pour les législatives. J’avais l’impression qu’on se moquait de nous, qu’on nous demandait systématiquement un avis qui n’était jamais écouté. Les promesses creuses sont des mensonges. On peut tromper une fois mille personnes, mais on ne peut pas tromper mille fois une personne, bla bla bla.
Je ne sais même plus si j’ai voté aux municipales de 2020, en plein Covid, je crois d’ailleurs que j’étais malade, ou que j’avais peur des conditions dans lesquelles les élections étaient maintenues.
En 2022, j’étais enceinte. Et soudain, j’ai eu peur. J’ai découvert cet endroit à l’intérieur de moi qui était plus grand que moi. La perspective de mettre au monde mon enfant sous un gouvernement d’extrême-droite m’a terrorisée. J’ai imaginé le père de ma fille aller la déclarer à la mairie, croiser un portrait de Le Pen. J’ai dégluti, j’ai réfléchi. J’ai fait barrage. Aux présidentielles, contre l’extrême-droite. Aux législatives, contre le macronisme.
Je ne crois toujours pas au système électoral français. Je pense toujours que c’est une vaste blague, et qu’on se moque de nous. Difficile de ne pas avoir ce goût amer, après 7 ans de politiques si néfastes qu’elles confinent à l’absurde. Les hommes de pouvoir n’écoutent ni les citoyens·nes, ni les expert·es, ont une vision court-termiste sur tous les sujets, ça donne envie de baisser les bras. Et j’avoue, je comprends les personnes racisées qui ne veulent plus faire barrage parce qu’à chaque fois, on leur demander de voter contre l’extrême-droite, tout ça pour que le vainqueur de droite établisse quand même des politiques xénophobes et racistes.
Mais moi je fais partie des personnes les plus privilégiées. Si l’extrême-droite arrive au pouvoir, je vais en chier un peu : je suis une femme, je suis une mère, je suis artiste. Mais ma queerness n’est pas visible, je suis de nationalité française, je suis blanche, je ne suis pas pauvre. Je pourrais cacher longtemps que je ne suis pas des leurs. Ce n’est tellement, tellement pas le cas de tant de gens – que j’aime, déjà, parce que même dans mon privilège j’habite à la marge, et dans les marges, on se retrouve. Mais aussi de millions de gens que je ne connais pas, mais pour qui je souhaite non seulement du mieux mais du meilleur.
Ces quelques années d’abstentionnisme m’ont appris que ne pas voter est un privilège : celui de ne pas ressentir la peur.
Je regrette de n’avoir jamais voté avec enthousiasme. Par exemple, j’aurais aimé que le Nouveau Front Populaire naisse d’autre chose que de l’urgence. (Et en mon sein, mon véritable désir ardent, c’est la révolution.) Je rêve d’un système de vote plus juste, plus représentatif, je rêve de politicien·nes qui n’ont aucun goût pour le pouvoir, je rêve que tout le monde vive dignement, et que plus personne ne connaisse la peur.
Alors en attendant le grand soir, en attendant le temps des cerises, en attendant de vivre dans un roman de Becky Chambers, ce matin je vais mettre mes sandales, ou mes baskets, je vais prendre ma carte d’identité, et je vais aller voter.
Je vais encore faire barrage, pour toustes celleux qui sont trop fatigué·es pour le faire. Pour toustes celleux qui vivent ici, travaillent ici, et qui n’ont pas le droit de vote. Pour toustes celleux qui vont souffrir. Je vais espérer un peu, je vais probablement pleurer ! L’Histoire qui s’écrit est désastreuse, mais je veux pouvoir me regarder en face et me dire que j’ai fait tout ce que j’ai pu. J’ai milité, j’ai écrit, j’ai manifesté, j’ai fait des dons, j’ai parlé, et même si je n’y crois pas, j’ai voté.
Demain soir, par contre, je vais coucher ma fille, puis je vais éteindre mon téléphone. Je vais regarder une série qui n’a rien à voir, je vais lire un livre qui n’a rien à voir, je vais écouter une playlist qui s’appelle « Musique douce pour s’apaiser », et je vais essayer de dormir sur mes deux oreilles. Si ça doit être la dernière fois de ma vie, je veux en profiter.
Ce que j’essaye de vous implorer en parlant de moi, de pourquoi je n’ai pas souvent voté, de pourquoi je vote maintenant, c’est de prendre soin de vous, et de prendre soin des autres. On est toutes et tous dans le même bateau, serrons-nous les coudes, ramons dans le même sens.
La semaine dernière, devant la vague brune des résultats du premier tour, j’ai passé une journée complète à me demander pourquoi on essaye encore de faire société. Un tel échec de vivre ensemble, c’est démoralisant : quoi qu’on dise, et pour les raisons qui les regardent, il y a plein de gens qui sont OK avec l’éventualité d’un gouvernement raciste, sexiste, LGBTphobe. Veux-je vraiment faire partie de cette France-là ?
Je n’ai pas le choix. Je regarde ma fille, ma minuscule enfant, cette personne encore neuve et je me dis, je n’ai pas le choix. Ce pays, cette planète, est tout ce qu’elle a, tout ce que j’ai à lui offrir. C’est tout ce qu’on a à offrir à tous les enfants du monde. C’est terrifiant, mais ce moteur fait de peur est aussi fait d’amour. Prenons soin les uns des autres, on est tout ce qu’on a.
Avec amour,
Pauline
PS : la semaine dernière, j’ai écrit une lettre premium qui s’intitule « À quoi bon ? Une histoire d’art et de survie ». Elle parle de ça, du roman Station Eleven, et je me dis qu’elle peut faire du bien, alors je l’ai mise en accès libre pour le moment.