Commentaire de texte
Temps de lecture : 5 min
Salut,
Chose promise, chose due : aujourd’hui, on parle encore de Sally Rooney. Et c'est probablement pas la dernière fois : quand j’aime quelque chose, je deviens obsessionnelle.
J’ai mis plus d’un an à rejoindre le train de la hype Normal People. Quand la série est sortie l’an dernier, en plein premier confinement, j’étais dans une période où je n’avais pas envie de découvrir de nouvelles séries ou de nouveaux films. J’ai revu Mad Max: Fury Road, The Office et Raiponce : c'était toujours aussi super. Cette année, après avoir longtemps tergiversé parce que j’avais peur d’être blessée par une histoire d’amour douce-amère1, j’ai enfin lu Normal People. Je suis contente d’avoir attendu : je suis persuadée que j’ai rencontré ce livre au moment où j’étais prête à l’aimer. Un peu adoucie par une année de confinement avec mon être humain préféré, j’étais plus solide dans mes bottes qu’en mars 2020. Et puis en un an, je suis aussi devenue écrivaine « pour de vrai » et j’ai noté très récemment un changement subtil dans ma manière de lire des romans. Un changement que j’avais pas mal appréhendé, pour être honnête.
J’y ai repensé en lisant la dernière newsletter de Céline. Je me suis toujours dit que les personnes qui regardaient un film en décortiquant les plans, la lumière, qui savaient dire quels acteurs jouaient mieux que d’autres, étaient à la fois bénis et maudits. Je trouve tellement impressionnant d’avoir les clés et les mots pour analyser un film. De savoir parler d'un album de musique. Quand je lis un roman, je me laisse envelopper par ce qui s’y passe et c’est assez rare que j’arrive à faire émerger de mes impressions une analyse littéraire. Figures de style, procédés narratifs et autres subtilités me passent souvent au-dessus. Je sais dire quand un style m'a plu, mais pas forcément pourquoi. Ça a longtemps été pour moi une source de complexes, parce qu'au vu de mon milieu social et de mon éducation, je devrais pouvoir faire ces analyses. Et puis au final : osef, tant que je kiffe. J'aimais bien cette ignorance, je pense que ça me permet d'aimer plus de choses, et si j'aime autant la fiction, c'est aussi pour mettre un peu en pause ma tendance à la sur-cérébralité.
Voilà qui est en train de changer.
Auparavant j'avais peur d'être trop influencée par le style d'une autrice dont j'aime le travail. Je suis une éponge, je pourrais copier sans même m'en rendre compte, me disais-je. Maintenant, peut-être parce que je suis plus sûre de ma patte littéraire, peut-être parce que c'est en réalité compliqué de copier celle de quelqu'un·e d'autre, je peux moi aussi lire en écrivaine — et c'est ce que je fais avec Normal People en ce moment.2
Cette expression, je la tiens de cette newsletter de Philothée Gaymard qui m'a également accompagnée pendant ces derniers jours. Elle y dit :
Il faut lire et il faut aussi observer, analyser, décortiquer comment l'auteur ou l'autrice construit ses personnages, fait vivre son dialogue, élabore sa structure, utilise les infinies possibilités du langage pour créer une atmosphère, faire naître des émotions.
Et comme elle, pendant mon bac L je n'aimais pas cet exercice.3 Mais ce n'était pas trop comme Philothée qui trouvait "qu'il réduisait des textes merveilleux à une série de “trucs”, de ruses". Moi, c'était parce que j'avais du mal à croire que les écrivain·es aient sciemment pensé à tous ces trucs et ces ruses. J'écrivais déjà, et je me figurais — pétrie de l'arrogance des adolescent·es — que puisque moi, je ne décidais pas consciemment d'user d'une anaphore ou d'une litote, probablement les auteur·ices que j'étudiais n'étaient pas plus délibérées dans leur processus d'écriture.
Aujourd'hui, mon avis est un peu plus nuancé. C'est grâce à mon éditrice et à mon agente, à mes relectrices aussi, qui me font parfois des retours sur certaines tournures de phrases ou certains procédés que j'ai utilisés, en me demandant : "C'est fait exprès ? Parce que c'est cool, on dirait que ça fait écho à ceci ou cela." Parfois c'est fait exprès, parfois non. Quand c'est un heureux hasard, je me dis que j'ai un cerveau plein de bribes d'infos à force d'avoir tant lu et que j'ai dû voir un tel procédé quelque part. Ou alors, qu'à force de bosser sur un texte, une thématique, un champ lexical, des choses vont se tisser dans mon subconscient et ça va donner des petites pépites involontaires.
En somme, je pense toujours qu'en littérature (et peut-être dans les autres formes d'art4) on peut parfois surinterpréter et projeter ce qui nous arrange sur l'intention de l'auteur·ice, mais aussi que parfois, l'auteur·ice elle-même ne se rend pas compte de la magie qui est à l'œuvre sous sa propre caboche. Classe, quand même.
Bref, je disais ça parce que donc, pour la première fois de ma vie, je relis Normal People armée d'un crayon gris, et je souligne, flèche et annote. J'ai l'impression d'avoir grandi, d'avoir level up dans le jeu vidéo de ma vie d'écrivaine. Fun fact : je me sens toujours un peu incapable de dire pourquoi tel dialogue me semble merveilleux, ou pourquoi tel motif répété attire mon attention. Mais c'est pas grave, ça va venir. À ma première lecture, j'ai senti que je n'avais pas tout saisi — pas parce que c'était opaque ou prétentieux, mais parce que c'était subtil. Et ça, c'est totalement ma came.
En rencontrant la prose de Sally Rooney, j'ai eu l'impression d'ouvrir une fenêtre sur ce que j'avais envie de faire vivre aux lectrices avec mes propres mots. C'est un sentiment très beau.
Ce n'était pas de la jalousie, de l'envie, il n'y avait pas d'autodénigrement. Je ne me disais pas "pff elle a trop de talent et moi aucun", ou "j'arriverais jamais à écrire aussi bien qu'elle". Il y avait plutôt cette pensée : j'ai vibré en la lisant, de l'exacte manière dont j'aimerais faire vibrer les autres. Donc je relis. Je prends note. C'est "une leçon d'humilité", et un de mes adjectifs préférés en anglais.
humbling, adj /ˈhʌm.bəl.ɪŋ/ : faire comprendre à quelqu'un·e qu'il ou elle n'est pas aussi important ou spécial qu'il ou elle le pensait.
C'est important, ces moments-là.
À bientôt,
Pauline
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C'était la dernière newsletter du mois d'avril : on se retrouve le 9 mai pour les gratuitos, et le 2 pour les payantos. (Je sais pas comment vous appeler, c'est le bazar.)
Autre info : il y a un petit concours sur mon Instagram pour vous faire remporter 2 huiles de CBD, avec mon partenaire Good Stuff — le post vous explique tout, et vous trouverez aussi un code promo pour commander sur la boutique.
J’en parlais dans un précédent numéro de la newsletter.
Et avec Bleuets, de Maggie Nelson, qui est un objet littéraire ma foi tout à fait fascinant.
À tel point que quand j'ai loupé les cours qui en expliquaient la technique, j'ai décidé de ne pas les rattraper, décidant très tôt que je ne m'y plierai pas le jour du bac.
Comme l'a expliqué Eva Kirilof récemment dans ce post Instagram, avec les fleurs de Georgia O'Keefe que beaucoup de critiques masculins ont voulu interpréter comme des représentations de vulves, alors que la peintresse disait clairement n'avoir peint que des fleurs. (Oui, des parenthèses dans des notes de bas de page à l’intérieur des parenthèses : j’ose tout.)