Cela aussi passera
Sagesse persane et malédiction de l'instant présent
Salut,
Anecdote : aujourd’hui, mon logiciel me propose d’utiliser son intelligence artificielle pour rédiger cette lettre à ma place. Je décline poliment, me demandant est-ce que ce monde est sérieux ? avé l’assent du Tarn, et j’entreprends de rassembler mes pensées et mes émotions — deux choses qui sont encore propriété intime de mon corps et de mon cerveau — pour vous écrire.
En ce moment, je trouve que j’en chie et que la vie c’est pas juste. Quand j’étais petite, je criais “C’est PAS JUSTE !” et ma mère me répondait, comme le font sûrement toutes les mères : “C’est la vie qui n’est pas juste” (+ “ma chérie” ou pas, selon qu’elle était la cible de mon exclamation ou pas).1
Quelques temps avec que j’accouche, mon amie Céline (écrivaine et mère de deux enfants : deux choses que je connais d’elle parmi d’autres et aussi parmi tout ce que je ne connais pas d’elle) m’a proposé qu’on s’appelle, et de me raconter un peu comment ça se passe. L’accouchement et puis l’après. Beaucoup de ce qu’on s’est dit cet après-midi-là m’est resté gravé dans la mémoire, mais surtout une phrase qui devait ressembler à ça : “Tu verras, tout passe très vite, le bon mais aussi le mauvais.” J’avais aimé qu’elle me donne la permission de penser à ce qui sera dur.
Quand tu attends un enfant, il est entendu que tu dois à la fois savoir ce qui te pend au nez mais quand même y aller avec le sourire parce que tu l’as voulu, donc tu ne vas pas commencer à grimacer, et puis c’est que du bonheur, et si ça ne l’est pas, eh bien fais un effort. Et quand l’enfant est là, tout le monde te dit que le temps file à une allure de fusée : chaque mois qui passe et chaque progrès apporte son lot de “mais déjà ?!” face à ce qui ne cesse pas d’émerveiller, d’estomaquer aussi, un peu. Il y a quatre, cinq, bientôt six mois, il n’y avait personne et maintenant il y a une personne qui se retourne, dit “dadada”, mange du panais. Un gros délire, j’en conviens.
Je suis un peu irritée quand on me dit et me répète d’en profiter, parce qu’en un claquement de doigt l’enfant va pousser comme un champignon et je regretterai ces moments magiques où elle suçait son pouce tout contre moi, bla bla bla. Je suis un peu irritée parce que je ne trouve pas vraiment que ça passe si vite que ça, et parce qu’on nous bassine un peu trop avec la magie de l’instant présent quand parfois, vivre dans l’instant présent c’est vivre un calvaire.
Pendant des années j’ai essayé de me mettre à la méditation de pleine conscience. Du grand silence et juste tes pensées qu’il faut regarder passer comme une vache les trains, sans les juger. J’ai appris, notamment grâce à Lev Rosen que je n’étais pas la seule à qui cette pratique filait en fait des crises d’angoisse. Quand j’étais dans la merde, être en pleine conscience dans l’instant présent, c’était un peu comme une noyade volontaire. Il fallait être masochiste pour aller contempler l’horizon aride qui semblait être le mien à ce moment-là.
(Aparté : J’aime bien mettre des gifs marrants dans mes newsletters et là, pour voir, j’ai tapé “present moment” dans Giphy. Pardon mais qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi un type torse nu court vers une cascade avec un pneu sous le bras ? Pourquoi on a rajouté une animation de flammes à gauche ? Est-ce que le sol prend feu d’être aussi heureux et plein de joie ? Est-ce que Thich Nhat Hanh a vraiment dit quelque chose d’à la fois aussi plat et aussi factuellement faux pour tant de monde parce qu’il ne suffit pas d’ouvrir les yeux pour voir ce qui parfois n’existe juste pas ? Tant de questions.2)
Ce midi, ma fille avait faim mais pleurait mais voulait de la purée (butternut panais patate, gourmet shit right there) mais n’en voulait pas mais faisait voler le contenu de la cuillère puis pleurait que ça n’arrivait pas assez vite et l’instant présent m’a semblé tout bonnement insoutenable. Oh j’étais en pleine conscience dedans, aucun problème : pleinement consciente de mon ton cassant, de ma patience réduite à l’état de paillettes gélatineuses, des pleurs qui s’intensifiaient, de mon cœur qui déteste entendre ma fille pleurer et de mon cerveau qui ne comprend pas où est le putain de problème. 100% à l’intérieur de l’expérience. L’expérience était nulle.
D’un autre côté, avant-hier je suis allée chercher ma fille chez sa gardienne et en rentrant, elle dans le porte-bébé à hauteur de bisou et le soleil couchant pile en face de nous, j’ai marché en lui racontant mon après-midi, je l’ai regardée tout regarder autour et puis on a fait notre jeu préféré : elle se penche en arrière, je lui fais des bisous dans le cou, elle éclate de rire, et encore, et encore. J’étais, là aussi, en plein dans l’instant présent. Le soleil rasant, l’odeur chaude et singulière de l’enfant qui a passé quatre heures ailleurs, le bruit des rires, la texture de ses cheveux sous ma main, mon sourire dans son cou et ceux des passants autour. 100% là. Cette fois, l’expérience était sublime.
Je n’avais jamais vécu l’instant présent avec autant d’acuité, avant de devenir parent. Et, dans le sublime comme dans le terrible, je suis incroyablement reconnaissante de l’éphémérité de la condition humaine. Quand c’est de la merde je m’efforce d’extraire ma psyché de l’instant présent et je me raccroche, désespérément, à l’inévitable fuite du temps : cela aussi passera. Ah ce n’est pas très pleine conscience yoga cuicui les petits oiseaux. Mais savoir que tout passe, même cet instant nul, est parfois la seule manière d’y survivre. Quant aux moments merveilleux, magnifiques et délicieux, savoir qu’ils vont passer aussi me rassure. Ça veut dire qu’il y en aura d’autres, qui seront différents, et que je ne pourrai jamais me lasser de cette très particulière sensation de joie, sans cesse renouvelée, à la saveur toujours unique.
Il est certain que les longues journées difficiles où rien ne semble vouloir bien se passer ne me manqueront pas. Et il est certain que mon enfant va grandir mais j’aime bien penser que son sourire tout en gencives ne me manquera pas. Parce qu’il sera remplacé par son sourire avec deux dents, quatre dents, toutes ses dents, son sourire d’ado, d’adulte, et que je n’aurai rien perdu puisque j’aurai en moi superposés tous les sourires qu’elle m’aura adressés.
Ceci est, en quelque sorte, un manifeste pour notre droit à tous·tes d’échapper volontairement à l’instant présent quand il nous prend la tête ou quand il est trop violent. Il finira toujours par passer (oh non, elle va encore citer Cabrel : le jour finit toujours par arriver). C’est aussi, j’espère, une ode au soleil qui inondent nos rires. Puisse leur chaleur nous tenir au corps quand il fait froid, dedans comme dehors.
À bientôt,
Pauline
Dans Anatomie d’un divorce, un homme dit au protagoniste Toby, “What if it’s just, sometimes, life isn’t fair?” (“Mais peut-être que, simplement, la vie parfois n’est pas juste ?”) et Toby répond qu’il n’aime pas penser en ces termes. Je médite tous les jours sur cet échange (je médite tous les jours sur cette série). Elle est regardable sur Disney+ et moi, je l’ai regardée parce que Jennifer Padjemi en a dit du bien. (Rendre à César.) D’ailleurs, Jennifer en a écrit une critique pour Konbini mais j’ai aussi appris (par Victoire Tuaillon, cette fois) qu’en fait les critiques étaient faites pour être lues après qu’on a vu/lu/entendu l’oeuvre en question, et ça a changé ma vie, donc je vous mets le lien pour si vous avez vu la série.
À la dernière, Internet me répond que oui, bon… comme quoi…