Ce qu'on tolère
Salut,
Nouvelle année pour cette newsletter, et plus ou moins grands changements : j’ai décidé de quitter la plateforme Substack, que j’utilisais depuis 2021. À la fin de l’année dernière, il est apparu qu’un nombre de newsletters hébergées par Substack véhiculaient des idées d’extrême-droite, et que la plateforme, se cachant derrière le sacro-saint premier amendement de la constitution américaine, avait pris le parti de tolérer ces contenus.
« Je tiens à préciser que nous n’aimons pas les nazis non plus — nous aimerions que personne n’ait ces opinions. Mais certaines personnes partagent ces opinions et d’autres opinions extrêmes. Dans ces conditions, nous ne pensons pas que la censure (y compris la démonétisation des publications) fasse disparaître le problème — en fait, elle l’aggrave. » – H. McKenzie, un des trois fondateurs de Substack1
En quelques semaines, j’ai pris l’habitude de résumer ainsi la situation : Substack n’aime pas les nazis mais Substack adore l’argent généré par les nazis. Moi aussi j’adore l’argent, mais plus les jours passaient, moins je me sentais à l’aise avec l’idée de faire partie d’une communauté (puisque c’est ainsi que s’idéalise Substack) qui comprenait un certain nombre d’écrivain·es d’extrême-droite. C’est, au minimum, un peu gênant. Je pensais prendre mon temps, et attendre par exemple le creux de la vague de l’été, pour pondérer mes choix et migrer tranquillement, parce que si ça peut paraître facile de tout simplement quitter un endroit peuplé de nazis23, j’avais dans l’histoire un gros problème, dont je ne me suis jamais cachée : la portion payante de cette newsletter, que vous êtes environ 200 (sur 4000 désormais) à recevoir moyennant finance, représente un tiers de mes revenus annuels. J’étais un peu paniquée à l’idée de partir ailleurs sans pouvoir mener ces 200 abonnements avec moi : c’est connu et archi-connu, on perd de la clientèle quand on déménage.
Mais grâce à quelques discussions sur Mastodon (où je suis très sérieuse et un peu chiante, mais où tout le monde est très sympa), j’ai trouvé une solution qui me permet d’emmener tout le monde avec moi loin des nazis, tout en respectant le RGPD, et d’héberger ma newsletter sous mon propre nom de domaine (un peu sexy, je trouve). À l’heure qu’il est, des auteur·ices de Substack beaucoup plus influents que moi, qui comptent des centaines de milliers d’abonné·es, ont réussi à influencer la plateforme, qui a supprimé quelques publications nazies4. Mais c’est trop tard, je suis partie.5
C’est l’histoire d’un changement, et de ce qu’on tolère. Depuis que je suis toute petite, ma mère me répète ceci :
Tolérer, ça a l’air super, mais à l’origine, ça veut dire accepter ce qui n’est pas acceptable.
C’est à cause de cette minuscule phrase souvent répétée que j’ai toujours eu du mal avec le concept de « tolérance » appliqué à ce qui me paraît juste et normal : tolérer les orientations sexuelles ou les expressions de genre différentes de la norme cis-het, tolérer les personnes étrangères, leurs accents, leurs cultures, ça ne m’a jamais semblé être le bon terme, parce qu’il n’y a rien dans tout cela qui soit fondamentalement inacceptable, et que je devrais faire un effort pour accepter quand même. Et au contraire, il apparaît qu’on est bien trop tolérant, en tant que société, envers les idées haineuses et les gens qui les véhiculent. Je ne suis qu’une toute petite personne, à l’échelle de moi-même je ne peux pas faire grand-chose, si ce n’est justement refuser de tolérer cela, ceux-ci. Alors je pensais attendre pour migrer, je pensais prendre mon temps, j’avais peur de perdre de l’argent, mais finalement, je me suis demandé ce qu’avait à voir l’argent dans cette histoire. Si je n’étais pas en train de convoquer, à mon échelle, les mêmes arguments que le management de Substack. J’avais décidé de partir avant d’avoir fait les calculs qui m’annonceraient qu’en fait, j’allais aussi m’y retrouver financièrement.6
Ça fait bien longtemps que je n’ai pas eu une parole politique ici. J’ai été occupée par mon propre nombril (et celui de ma minuscule acolyte), et je ne vais pas prétendre que j’ai passé ce silence à lire, à me documenter, à écouter des podcasts ou regarder des reportages, pour me tenir au courant de tout ce qui secoue le monde. C’est faux ; je me suis évadée, j’ai profité de mon privilège confortable, j’ai respiré l’odeur du creux du cou de ma fille et j’ai regardé des films qui parlaient d’un ailleurs où rien n’est si grave qu’on en tremble. Je ne vais pas non plus user d’euphémismes et de pudeur : je n’ai pas parlé du génocide que conduit l’état d’Israël sur la population de Gaza, je ne parle plus de la guerre en Ukraine, ni des dernières violences policières, je ne dis plus rien. Je ne sais pas quoi en dire, que pourrais-je bien en dire ? Ce n’est pas mon domaine d’expertise, alors j’espère que vous, vous tolérez mon silence sur ces sujets importants, que d’autres couvrent avec bien plus de finesse, que je pourrais jamais le faire. La seule chose qui me vient, qui pulse en moi à chaque fois que j’y pense (et j’y pense, ne nous y trompons pas), c’est celle-ci :
Je ne tolère rien de tout cela.
En 2024, je nous souhaite de refuser l’inacceptable. Je nous souhaite, évidemment aussi, de la joie et de l’amour, de la beauté, de la douceur, des embrassades qui réchauffent, des bonnes nouvelles, de la bonne bouffe et des belles rencontres. Mais je nous souhaite aussi cette intransigeance, cette rectitude, qu’il est facile d’ériger en épouvantail. N’avons-nous pas toutes et tous besoin d’une colonne vertébrale pour nous soutenir ?
Belle année, bon courage, et à vite,
Pauline
PS : si vous êtes abonné·e à la formule payante d’Un invincible été, vous devriez recevoir le prochain email dès dimanche prochain. Si vous ne l’avez pas, il y a peut-être eu un problème, alors n’hésitez pas à m’envoyer un mail (enfin, attendez dimanche prochain quand même quoi). Si vous ne faites pas partie de cette joyeuse bande, n’hésitez pas à nous rejoindre !
PPS : vous êtes encore là ? Vous devez (re)regarder ce sketch de Aamer Rahman, "Is It Really Okay To Punch Nazis?" et le partager. C'est la loi.
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Que se passe-t-il avec Substack et les nazis?, Julien Lausson, Numerama, 28 décembre 2023 ↩
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Qui peut s’assoir à la table d’une poignée de nazis et dire « je me sens parfaitement à ma place ici » ? Probablement pas quelqu’un·e avec qui moi, j’aurais envie de discuter. ↩
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Mais d’un autre côté, je trouve que c’est encore plus facile d’être à la tête d’une discothèque ou d’un bar et de systématiquement barrer l’entrée aux nazis. Vous ne trouvez pas ? Ça me rappelle cette histoire que je suis obligée de partager sous cette forme, parce que Twitter/X est cassé de partout. ↩
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Substack modérera les publications nazies sur sa plateforme, Mathilde Saliou, Next, 10 janvier 2024 ↩
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Et ça n'a pas suffi à convaincre un des newsletters les plus influentes de Substack, Platformer, dont le fondateur Casey Newton a annoncé aujourd'hui sa migration, et les raisons de celles-ci, qui me confortent dans mon choix. Merci à Lucie Ronfaut pour sa veille sur le sujet ! ↩
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Je suis passée sur Buttondown, qui a une offre payante fixe, tandis que Substack ponctionnait 10% de mes revenus, et au final j’y gagne au change. ↩