Ce qui ne nous tue pas
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Salut,
En ce moment, je vis une situation compliquée. Je n'ai le cœur à pas grand-chose, pour tout vous dire je passe mes soirées à écouter SOS de Portishead en lisant des fanfics Loki jusqu'à tomber de fatigue et dormir d'un sommeil agité. Pour la première fois depuis que cette lettre est devenue hebdomadaire, je me heurte à : mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir vous raconter ?
Je décide donc de vous reparler du documentaire #SalePute, réalisé par Florence Hainaut et Myriam Leroy. Il est toujours dispo sur YouTube. J'y figure, aux côtés d'autres femmes victimes de cyberviolences, à divers degrés et impacts. Ce qui me donne envie de vous en reparler, c'est cette intervention de Nadia Daam qui me revient régulièrement en tête quand on me dit, admiration et soulagement dans la voix : "Je sais pas comment tu fais pour tenir."1
C'est un truc dont on parle pas tellement parce qu'on a tendance à présenter les victimes de harcèlement et cyberharcèlement comme des warriors, comme des guerrières, [...] comme des personnes qui sont censées transformer cette expérience douloureuse en combat politique, qui est censée les rendre encore plus convaincues et encore plus combattives. Alors qu'en fait ça donne juste envie de... peut-être pas de crever, mais en tout cas de se terrer sous la couette, et de dormir très très longtemps, et de pas exister.
Donc, à "Je sais pas comment tu fais pour tenir", maintenant je n'ai qu'une seule réponse.
Je ne tiens pas. On ne tient pas vraiment. On ne tient pas bon, on n'est pas des héroïnes ni des guerrières, chaque coup qu'on reçoit doit être encaissé et au bout d'un moment on ne peut plus encaisser, alors on est à terre et on gémit. Je vois de plus en plus de posts sur Instagram qui alertent sur quelque chose que je trouve très vrai : ce qui ne nous tue pas nous blesse, nous traumatise, change notre rapport au monde et aux autres, change la texture même de notre réalité.
La résilience, cette qualité encensée par le capitalisme néolibéral tout autant que par une mouvance un peu ésotérique et dangereuse qui voudrait que tout nous arrive pour une bonne raison, ce n'est pas beau, ce n'est pas inspirant. La résilience, c'est un mécanisme de survie qui s'active parce qu'on a vécu des choses terribles auxquelles on a dû s'adapter, parce que l'être humain ne se laisse pas souvent crever dans un coin. (Même s'il en a souvent envie, j'imagine.)
L'article de blog qui a donné naissance à Moi les hommes, je les déteste contenait cette phrase que j'ai retrouvée citée des mois plus tard dans l'article du New York Times qui parle de mon travail.
Mais moi, je n’ai jamais eu le courage d’être un role model, une femme « inspirante ».
Cette phrase continue d'être vraie, elle se teinte aujourd'hui de ce combat que je n'ai pas envie de mener, de cette force qu'on me prête et que je n'ai pas. Je n'ai pas envie d'être inspirante dans ma fatigue. Je ne vais pas bien, encore moins maintenant qu'à l'époque où j'ai écrit ces mots.2 Je ne puise pas de force dans mon mal-être, aucune créativité, aucune fulgurance qui participe à changer le monde. Ce que j'arrive à faire, je le fais en dépit de mon état, ce qui demande encore un surplus d'énergie, et après je suis épuisée, je dors mille ans, je pleure (quand j'y arrive), je m'éloigne de mes proches, je ne prends plus soin de moi et j'en ressors vidée. Qu'est-ce qui est inspirant là-dedans, je vous le demande.
Même si c'est toujours pétri de bonnes intentions, j'aimerais qu'on arrête de me dire "Je ne sais pas comment tu fais", parce que j'aimerais ne plus avoir, soit à performer la badass militante inextinguible, soit à expliquer que je ne fais pas, que je fais avec, que je fais malgré, que je fais mal et dans de mauvaises conditions. J'aimerais qu'on arrête de glorifier la souffrance comme moteur, parce qu'on est trompé·es par un mirage. Ce n'est pas la souffrance qui nous meut. Ce qui nous bouge, profondément, ce qui bouge tout, c'est le désir que la souffrance s'arrête.
Je suis émue aux larmes par ce post que j'ai vu passer et qui m'accompagne depuis :
Récemment, un de mes amis disait que ses opinons politiques radicales étaient souvent incomprises, perçues comme dures et inutilement critiques, mais qu'en fait, ces comportement et idées politiques venaient de sa part la plus douce : celle qui veut que tout le monde aille bien. Et ça m'a touché·e.
Les personnes militantes vilipendées par les médias et le système sont toujours dépeintes comme des azimutées qui cherchent le conflit là où il n'aurait supposément pas lieu d'être. Le système veut nous faire croire que tout va bien et que tous·tes celleux qui ne s'en accommodent pas sont 1) marginaux 2) des enfants pourris gâtés. On serait une minorité à ne pas réussir à s'adapter au monde, une minorité qui aurait en plus l'audace de vouloir plus que ce qu'elle mérite.
Mais qui mérite de souffrir ? Et nous sommes tant à souffrir.
Qu'est-ce que ça dit du monde ? Parce que la réalité, c'est que ça ne dit rien de nous.
Quand on ne peut marcher que sur des clous et que nos pieds saignent, ça ne dit rien de la résistance de notre voûte plantaire, ça ne sert à rien de nous vendre des pommades magiques, ça dit tout d'une route impossible à cheminer sans douleur. J'en ai un tout petit peu marre d'avoir mal.
Si vous aussi, eh bien, bienvenue au club.
À plus,
Pauline
PS : j’ai la flemme de vous faire une curation d’articles et de livres à lire, j’espère que vous me pardonnez pour cette fois. Je vais aller m’allonger sur l’asphalte maintenant.
Admiration pour des personnes engagées qui continuent à l'être malgré tout ce que ça implique de backlash. Mais soulagement aussi : de ne pas avoir à subir, de pouvoir dire "j'imagine même pas ce que c'est". C'est normal, c'est humain, on ne peut pas s'empêcher d'être bien content·e de ne pas vivre des trucs difficiles que d'autres traversent. Ce soulagement n'annule pas l'empathie.
Ce qui a fondamentalement changé, c'est qu'aujourd'hui j'adore ma vie, et je découvre donc qu'on peut adorer sa vie et continuer d'aller mal.