Ce dont on se souviendra
Une histoire de timbres et de paillettes
Salut,
Il existe un grand nombre de grandes phrases que l’arrivée d’un enfant fait jaillir de la bouche de tout un chacun. Je les stocke dans un coin de ma tête, dans le tiroir « utile » ou « pas utile » c’est selon, je remarque que je les avais déjà entendues mais qu’elles n’avaient eu aucun impact, avant. Parmi celles-ci, il y en a une que je revois régulièrement sur les publis Insta dédiées à réconforter les mères. En substance, ça dit :
Plus tard, ton enfant ne se souviendra pas s’il a eu des couches lavables, à quel âge il a dormi seul dans son lit, si tu cuisinais tous ses petits pots. Il se souviendra en revanche s’il a été aimé.
Une bookstagrammeuse que j’aime bien, Beth, parlait il y a quelques temps du fait qu’un jour, alors qu’ils étaient en voiture avec son mari et son fils qui approche les 2 ans, à chanter du Taylor Swift tous ensemble, elle a réalisé qu’à tout moment, ledit moment pouvait se transformer en le tout premier souvenir de son enfant. J’ai creusé pour trouver quel était mon premier souvenir, et j’ai été un peu déçue.1
Ce n’était pas une chouette histoire d’amour et de joie familiales, c’était un moment d’humiliation scolaire. Je vous le livre, parce qu’il est mignon au fond. J’étais en maternelle, toute, toute petite, et on venait de faire des poissons en pâte à sel. La prochaine étape consistait en leur recouvrement avec des paillettes, une couche de colle, puis on verse les paillettes et on étale. J’avais mis vraiment beaucoup de paillettes, et la maîtresse m’avait pourrie parce que j’avais pris toutes les paillettes, il n’y en avait plus pour les autres, c’était vraiment très égoïste. Je me souviens que mes parents m’avaient dit, en rentrant, que ce n’était pas grave et qu’il était très joli, mon poisson. Je me souviens que je voulais mettre plein de paillettes pour qu’il ressemble à Arc-en-Ciel, le plus beau poisson des océans. C’est quand même une histoire d’amour familial, en fait.
Récemment, aussi, je me suis souvenu qu’en primaire je faisais partie du club de philatélie de l’école. Au premier abord, j’ai pensé, « ah, pas étonnant qu’on me tape à la récré, j’étais une si grande nerd ». J’ai failli le tweeter, ça faisait un bon tweet (ça fait toujours de bons tweets, l’autodérision qui confine à l’autodénigrement) (oui, Twitter est un endroit maudit). Mais je n’ai plus le temps de tweeter, et tant mieux, donc le souvenir a continuer à mariner dans ma tête et j’ai fini par remonter à la source de cette adhésion au club le moins cool de France. C’est ma grand-mère, qui collectionne les timbres. Quand je lui avais parlé de l’existence de ce club, elle m’en avait donné quelques uns de sa collection, et puis aller au club permettait d’enrichir la mienne, pour qu’on puisse ensuite elle et moi s’en échanger. C’était l’occasion qu’elle me montre ses timbres, d’où ils venaient, comment elle les avait obtenus. Je parle au passé car j’avais 7 ans, mais ma grand-mère est aujourd’hui toujours très vivante, et si maintenant on n’échange plus de timbres, on s’offre mutuellement des Canevas Fatal. Un autre hobby qui aurait pu me valoir d’être tapée à la récré en 2000, mais maintenant, le canevas, c’est cool. (Et tant mieux.)
Ce qui était un souvenir un peu fade au départ s’est transformé en grande vague d’amour, preuve s’il en faut que tweeter tout ce qui nous passe par la tête est une idée de con et que je dois passer moins de temps sur les réseaux sociaux.
Pendant des années, j’ai collectionné les souvenirs en dilettante. Je tiens un journal assidûment depuis 2017 je crois, et il y a dans chaque carnet des souvenirs qui n’en sont pas : ce sont des moments présents figés, finalement les souvenirs n’en sont que quand on regarde en arrière. À chaque fois que je commence un nouveau carnet, et à chaque début d’année,2 je feuillète ce qui a précédé, avec toujours une grande nostalgie. Mais relire des mots c’est long. Cela ne fait que 2 ans que je collectionne les souvenirs en image. J’ai mon petit film d’1 seconde par jour en 2021, qui finit par un test de grossesse positif suivi d’une semaine passée en Alsace, à deux et en fait déjà 3. Et quand j’y repense, je suis vraiment heureuse d’avoir commencé à documenter la vie cette année-là, cette année qui allait tout changer.
Parce qu’avec la naissance de ma fille j’ai compris. J’ai compris pourquoi les albums photo, pourquoi mon grand-père filme toutes les réunions de famille depuis que les caméscopes existent, pourquoi on consigne tout avec religion. Il m’aura fallu cette enfant pour avoir peur d’oublier, mais surtout, pour avoir peur de ne rien pouvoir lui montrer. Ça fait partie des autres grandes phrases liées aux bébés. « Vous verrez, ça passe si vite, on oublie. » Et quand on est dans le thick of it, comme disent les Anglais, dans le dur dans l’insupportable, on se dit qu’on n’oubliera jamais. Hier ma fille a eu 4 mois et j’ai oublié ce que c’était, quand elle pleurait à m’en faire pleurer pendant des heures le soir avant de s’endormir. Je n’ai pas oublié oublié, j’ai la connaissance que ça a existé, mais mon corps n’est plus meurtri par ça. Ça fait partie du passé.
Mon corps a aussi oublié le poids de ce tout petit bébé qui dormait si profondément sur moi. Ça n’arrive plus, et si ça arrive à nouveau un jour prochain, ce sera un autre poids, ce ne sera plus jamais ce tout petit bébé, qui est déjà si grand, qui ne sera plus jamais la minuscule chose que j’ai sentie sortir de moi. Et alors qu’il se passe mille et une choses chaque semaine que j’ai envie de graver dans le marbre, pour ne jamais oublier ses éclats de rire quand on fait la petite bête qui monte qui monte qui monte et qui l’attrape, ou la manière dont ses joues s’affaissent quand elle dort la tête tournée d’un côté, ou la façon dont sa petite bouche se courbe quand elle a faim et qu’elle voit la tétine du biberon arriver, ou son air si concentré quand elle essaye de manger son pied… bref, alors qu’il se passe mille et une choses douces, belles, et si drôles, c’est presque une torture de savoir qu’elle, de tout ça, elle ne gardera rien.
Alors il faut que je garde, pour elle.
Depuis le premier jour où je l’ai sentie bouger en moi, j’ai commencé à écrire à ma fille dans un carnet. Mais à sa naissance, ça n’a plus suffi. Il fallait les images avec, le son. Il n’y aura jamais son odeur de brioche, mais il peut y avoir le bruit de son ronflement et l’image pour toujours imprimée de la couleur de ses yeux quand elle a eu quatre mois.
Mon film d’1 seconde par jour en 2022 commence par mon corps qui devient de plus en plus lunaire, il montre mon impatience grandissante, et d’un coup elle est là, et elle est là partout. Et quand elle n’est pas là, c’est qu’elle n’était pas avec moi. C’est un film qui raconte mon attente, notre rencontre, et nos retrouvailles. (Évidemment que j’ai chouiné en le regardant.) Il est mal filmé, on m’entend dire « eh putain » plus d’une fois, mais il garde. C’est précieux.
Cette année, je veux continuer à tout noter, à tout prendre en photo, à tout filmer. Comme le disait Taous Merakchi il y a peu dans une story, pas pour comptabiliser, noter, ranker, se mesurer aux autres. Mais pour garder trace.
De ce qui marque, de ce qui change, de ce qui émerveille.
Cette année, la première de ma fille, sera forcément une année de premières fois. Je nous souhaite, à moi, à elle et comme à vous, d’être souvent émerveillées. Et de nous en souvenir.
Bonne année, à très vite.
Pauline
C’est la roulette de la vie, I guess.
Si vous avez envie de vous mettre à tenir un carnet, qu’il soit de mots ou de dessins, je ne vous conseille pas d’attendre le début d’année, ni de changer de carnet au début de l’année. Ça sacralise un truc qui n’a pas besoin de l’être, et si vous n’avez pas fini votre carnet à la fin de l’année, vous allez peut-être vous fustiger, de gâcher du papier, ou de n’avoir “pas assez”, écrit ou dessiné. Au contraire, si le 12 novembre vous arrivez à la fin de votre carnet, vous allez peut-être vous censurer pour que la fin de l’année tienne, ou pester d’avoir un carnet qui ne contient qu’un mois et demi de vie. (Des situations testées et désapprouvées par votre humble.)