Cartographie intérieure
Une histoire de nombrilisme sans éclat.
Salut,
Je suis entre deux projets, dans un temps de flottement où il serait sûrement bon de ralentir, de regarder le temps écoulé, de comprendre ce qui s’est passé pour mieux appréhender ce qui arrive. Pourtant, frénétique, phobique du vide, je voudrais trouver un autre texte à écrire, une autre histoire à raconter, vite, remplir de mots pour ne pas vraiment penser. Il se trouve que, contrairement au mythe courant qui voudrait que les écrivain·es aient TROP d’idées, moi j’en ai une tous les deux ans, donc même si j’aimerais sauter de roman en roman, je ne peux pas, mon cerveau refuse mais il est vide, il lui faut faire une pause.
Je viens donc de passer deux heures à mettre à jour les archives de ma fille. Je lui ai acheté une grande boîte, dans laquelle je range les cartes qu’on lui a envoyées, ses premiers petits chaussons, et la grande centaine de photos qui la documentent, jour après jour depuis sa naissance. J’avais six mois de retard sur l’impression de ces photos, marrant, je m’étais arrêtée juste après avoir écrit cette lettre où je parlais de ça, du besoin viscéral de créer une mémoire de ma fille. Elle avait encore la tête parfaitement ronde et quasiment pas de cheveux. Je ne savais pas encore si je lui avais légué mes boucles (ouf, la réponse est oui).
J’y reviens, je m’y remets, peut-être justement parce que c’est une période de flottement. Avant-hier, me remettant d’une migraine, j’ai enfin pris le temps de faire l’atelier Tracker & Index de Nathalie Sejean.1 Ça fait quelques semaines – début du flottement – que je ressens un besoin plus grand que d’habitude d’archiver, d’attraper les bribes éparses d’un quotidien pas du tout exceptionnel mais après tout il est le seul quotidien que j’ai, de les collecter. J’ai l’impression que tout noter peut conjurer quelque chose : quoi ? Le sort ? L’oubli ? La banalité ?
Il y a peut-être une semaine, je commençais un recueil de nouvelles de Katherine Mansfield2 et je lisais au dos du livre que “Prélude” était sa nouvelle la plus célèbre, et peut-être la plus intime, et ça m’a énervée. Je n’ai pas su ce que ça voulait dire, “la plus intime” nouvelle de Mansfield, et je dois dire que je m’en contrefous en règle générale qu’une fiction soit inspirée du vécu de son auteur·ice. Je pars du principe qu’il y a de nous dans tout ce qu’on fait, car sinon finalement à quoi bon le faire ? Ce sont les robots qui créent sans âme et sans passé. Bref, toujours est-il car ce n’est pas le propos, que suite à ce partage agacé sur Instagram, Agathe met en ricochet mes réflexions avec un post de Mona Chollet sur le récit d’une survivante au cancer, traduit en France par une maison d’édition de développement personnel, et on discute.
Agathe m’envoie un article sur l’auteur suédois Karl Ove Knausgaard, et je suis fascinée. Knausgaard est un auteur qui publie ses mémoires en de gros pavasses, et comme il a été père au foyer pendant un certain temps, il écrit beaucoup sur ça : être père, avoir des enfants, le quotidien de la paternité tout en étant écrivain. Avec Agathe on se dit que jamais une meuf qui écrirait de telles trivialités3 n’aurait été publiée, surtout pas dans cette ampleur – on parle d’une œuvre en huit tomes quand même. (Si vous avez un contre-exemple, je vous en supplie, partagez.) Mais en lisant l’article, du coup, un portrait de cette œuvre fait par une journaliste elle-même mère, je tombe en tendresse. Il semble que Knausgaard fait état de l’universel (être parent, c’est difficile, même si c’est beau) (encore une fois, on peut se questionner, pourquoi c’est bien reçu et plébiscité quand ça vient d’un homme ?), comme d’habitude nous simples femmes sommes rompues à l’art de nous mettre dans les pompes des gars mais pour une fois, celles-ci sont vraiment très similaires aux nôtres.
L’article se conclut par une phrase qui depuis m’émeut (vous allez voir, on va bientôt rattraper la boucle, ça va avoir du sens) :
In an interview I watched with him and Charlie Rose, Charlie asks, “Does your life deserve all this attention you’re giving it?” “Everybody’s life deserves this kind of attention,” is his answer.
(“Dans une interview que j’ai vue de lui par Charlie Rose, Charlie lui demande : “Votre vie mérite-t-elle toute cette attention que vous lui donnez ?” Sa réponse est : “Toutes les vies méritent ce genre d’attention”.)
Je me suis sentie un petit peu chiffonnée de trouver autant de réconfort dans la permission donnée par un homme blanc cis-het. Mais même si Knausgaard publie ses pavasses et est assez reconnu pour être interviewé, au final lui aussi, on le ramène par cette question, au fait qu’on considère ce qu’il raconte comme un peu trivial, au fond. Un quotidien pas extraordinaire. Essuyer de la morve, négocier avec un bambin, être trop fatigué pour réfléchir, devoir remettre à demain. Il se trouve que c’est donc le quotidien de millions de personnes, surtout des femmes, et que Karl Ove, lui, peut-être parce qu’il est un homme blanc cis-het qui sait, s’est dit que ça valait la peine d’écrire là-dessus.
Merci mon pote : à partir de maintenant je sais exactement quoi répondre aux gens qui viendront me dire que mes histoires d’avortement, de maternité, de vie sans éclat ni fracas, c’est des histoires de bonnes femmes.
Je répondrai que toutes les vies méritent ce genre d’attention.
Et qu’il ne tient qu’à moi de regarder la mienne avec cette minutie, cette honnêteté, ce courage. Au fond c’est bien normal que ma vie n’intéresse pas autant les autres que moi. On est toujours le premier objet de notre propre fascination.
Parfois je regarde le nombre de carnets que je tiens, chacun a sa finalité mais tous parlent de moi, et je me dis que je suis très nombriliste. Que j’adore penser à moi (j’en ai déjà parlé dans le premier numéro sur le journal intime). Je me demande si c’est grave. Mais en même temps, qui d’autre que moi peut donner de l’importance à ce que je vis ? Je ne peux pas passer ma vie à attendre des sources extérieures de validation.
Personne ne sait mieux que moi ce qui est important pour moi. Ce qui est un progrès, une étape franchie, une réussite, un accomplissement. J’y repensais alors qu’approchait le premier anniversaire de ma fille et que j’attendais, bêtement, que quelqu’un me décerne une médaille. Pour avoir survécu, en plus, même pas un truc dingue, autant dire que la majorité des parents survivent à la première année de leur enfant, dieu merci. Mais pour moi c’était plus important que tout le reste.
Je me suis décerné la médaille.
Depuis l’atelier Tracker & Index, j’ai ouvert encore un nouveau carnet. Dans celui-ci je tracke (je traque) mes heures de sommeil, mes migraines, ma créativité, mon bien-être. J’essaye de mieux me comprendre. Nathalie a dit de cet outil :
Le tracker permet de dessiner une carte de soi en temps réel.
Un jour où j’avais rendez-vous dans un café parisien, et où j’avais peur de me perdre car je ne suis pas parisienne, j’ai sorti mon GPS avant même d’être sortie du métro et je suis remontée à la surface, le nez collé sur mon écran. J’ai tournoyé cinq minutes, mon téléphone incapable de me localiser. J’ai enfin fini par lever la tête, et j’ai constaté que le café que je cherchais était littéralement sous mes yeux.
À l’heure où les apps, algorithmes et autres écrans nous mènent par le bout du nez, je trouve un peu de réconfort dans l’idée d’être la propre cartographe de mon paysage intérieur. Et comme toustes les grand·es explorateur·ices, j’ai besoin pour ça de pas mal de courage, et de beaucoup, beaucoup de papier.
À bientôt,
Pauline
Je précise qu’elle me l’a offert, après que j’ai moi-même payé pour Carnet d’idées qui a changé ma vie. Mon avis serait le même si je l’avais payé, très certainement, mais bon, voyez comme je suis transparente.
Félicité, Katherine Mansfield, Archipoche, 2023. Transparence toujours : je l’ai laissé tomber après deux nouvelles, je m’ennuyais.
On s’entend, au sens donné par la société, moi je suis là je vous raconte ma life, c’est bien la preuve que je ne trouve pas ça trivial du tout.