Bonus : Le langage de l'amour
De l'écriture de romcoms en français, de l'exploration du langage de l'amour dans la littérature et dans nos oralités, du challenge d'écrire bien le sexe.
Salut,
Pour cet épisode bonus, je vais essayer de faire concis mais j’ai l’impression que c’est déjà mal barré, puisqu’à la base je voulais vous parler spécifiquement des scènes de sexe dans les romcoms que j’ai lues, et depuis l’idée mijote et j’ai plutôt envie de parler plus généralement du langage de l’amour.
Comme vous le savez si vous avez lu la lettre de la semaine dernière, je suis en train d’écrire une comédie romantique. Je me retrouve donc à beaucoup m’interroger sur comment parler de l’amour et de ses nuances. Le désir, la solitude, le romantisme, la déception, la tromperie, le dating, les apps... Parler d’amour ici et maintenant, c’est avoir à faire à une foule de concepts, auxquels je suis relativement étrangère dans ma vie personnelle.1
À mesure que j’avance dans l’écriture de ce roman léger et fun, je réalise à quel point il est compliqué d’évoquer l’expérience amoureuse en français, sans que ça ait l’air totalement emprunté, rigide. La majorité des romcoms que j’ai lues avant de me lancer, je les ai lues en anglais, et la langue anglaise a une fluidité que j’envie beaucoup maintenant que j’y suis. Comme je lis beaucoup en anglais, il m’arrive souvent d’avoir une expression anglaise sur le bout de la langue, que je trouve très difficile à traduire en français.
Exemple concret. J’aurais aimé écrire : At the time, she’d made it clear that weren’t she married, she would’ve asked him out. En français, ça donnerait quelque chose comme : « À l’époque, elle n’avait pas caché que si elle n’avait pas été mariée, elle lui aurait proposé un rencard. » Mais qui, en 2024, dit encore « un rencard » ? La traduction littérale de to ask someone out, c’est « inviter quelqu’un à sortir avec ». C’est à la fois rigide, ringard et puéril. Je ne me vois pas à 3O ans demander à quelqu’un de « sortir avec moi », on le disait à peine quand j’étais ado et je crois que les jeunes aujourd’hui ne disent plus ça du tout.
La langue française de la séduction et de la romance qui débute est, depuis quelques années maintenant, infusées d’anglicismes : en ce moment on date, ce soir on a un date, cette personne qu’on voit régulièrement est un date,2 on a un crush qui nous ghoste3, etc.
Il y a quelque chose de très organique dans le mot « crush », vous ne trouvez pas ? Mon amie Julie a partagé avec moi une réflexion d’un de ses profs de prépa : l’anglais fait ressentir, tandis que le français décrit. Quand on lit « to trudge », on entends la lourdeur du pas, combien c’est difficile d’avancer. Quand on lit « a crush », on ressent la collision rapide d’un sentiment intense, qui vient écraser jusqu’à parfois faire perdre la raison. Le mot béguin n’a... définitivement pas ce pouvoir-là.
C’est ce qui me refait penser à Nancy Huston dans Bookmakers, eh oui encore elle encore lui. L’autrice est née au Canada anglophone et a émigré en France pour ses études, elle écrit tantôt en anglais et tantôt en français. À la question « En quoi le français est-il raisonnable ? », elle répond :
Le français est du côté du surmoi. C’est une langue où nous sommes toujours obligés de se surveiller de l’extérieur, d’avoir une petite lumière allumée : est-ce que j’ai bien fait l’accord du féminin masculin ? Est-ce que j’ai fait le participé passé ? J’ai pas oublié d’indiquer que c’était au pluriel ? Un petit flic dans la tête à chaque instant[...].4
Le surmoi, ce concept psychanalytique, évoque une autosurveillance en effet, l’intériorisation de règles morales qui censurent des élans. En écrivant en français sur l’amour, sur le désir, sur la solitude et sur la rencontre de deux intériorités, je trouve difficile de trouver des mots simples (et pas simplistes) et vecteurs d’émotion (sans pathos). En français, il semble n’y avoir que deux pôles : cucul ou dramatique, sans nuance entre les deux.
C’est un peu pareil pour écrire le sexe. J’ai beaucoup rigolé, et c’est ce qui m’a donné l’idée d’une lettre bonus au départ, quand j’ai lu dans deux romans américains différents des scènes de sexe très explicites allant jusqu’à l’orgasme, mais qui n’étaient pas décrites par la narration comme du « vrai sexe » car il n’y avait pas eu de pénétration pénis → vagin. Dans les deux cas, un homme touchait une femme tant et si bien qu’elle jouissait, mais ce n’est que plusieurs chapitres plus tard, quand il la pénétrait « vraiment », que tout le monde poussait un soupir de soulagement collectif : enfin, il y avait eu du vrai sexe.
J’ai trouvé ça très bizarre. Sûrement, si on est des adultes consentants et enthousiastes et qu’on se touche d’une telle manière qu’on jouit, sûrement on peut qualifier que c’est du sexe, non ? J’y ai lu un mélange de la norme hétérosexuelle5 mais aussi d’un certain puritanisme américain. Ces scènes de sexe réjouissant mais non pénétratif permettent de jeter le trouble dans la relation amoureuse naissance : tant qu’il n’y a pas eu pénétration, les personnages ne se considèrent pas comme « engagés » l’un envers l’autre, et c’est pratique pour user de quiproquos, faire revenir des exs, etc.
Cela dit, ces expériences de lecture des scènes de sexe en anglais m’ont confirmé que je les trouve beaucoup moins cringe (encore un anglicisme...)6 que leurs équivalents en français. Les mots utilisés pour parler des sexes et des réactions des corps au désir ont l’air plus à leur place dans un texte anglais. On dirait qu’en français, avec le sexe, on a cette fois deux nouveaux pôles sans nuance : la métaphore lyrique qui n’évoque aucune physicalité, ou la description presque vulgaire qui ne permet aucune émotion. Il y a du sexe sans sentiment ou il y a trop de sentiments avec à peine de sexe, mais pas d’entre-deux. C’est assez frustrant, et ce sera un véritable challenge de faire mieux.
Puisque je les ai relues pour étude, je vous recommande deux scènes de sexe littéraires très belles, et on se quittera sur ces belles paroles, sans conclusion7 :
- Dans Le chant d’Achille de Madeline Miller : j’ai noté la montée du désir de Patrocle pour Achille et leur première fois toute en pudeur mais sans puritanisme.
- Dans Où es-tu, monde admirable ? de Sally Rooney : quand Eileen et Simon font du phone sex8, je suis impressionnée par l’apparente superficialité de ce qu’ils se disent, on y sent, dans tout ce qui n’est pas dit, combien la scène a de l’importance pour eux.
Après tout, une bonne scène de sexe n’a pas pour fonction d’exciter le lectorat, mais de nourrir la narration. Dans un épisode du Book Club dont je n’ai lu que le résumé, Maria Pourchet dit :
Je ne crois pas que le recours à l'érotique ou à la scène sexuelle soit le meilleur moyen, voire c'est le plus mauvais pour moi, pour parler d'amour, de tendresse, des corps amoureux. [...] Pour moi la scène de sexe sert à dire quelque chose de nos détresses, de nos angoisses et de notre solitude.
Je ne pense pas être d’accord avec ça, mais ça souligne bien que le sexe dans la littérature (quand on n’est pas dans le rebique de l’érotique pur) est un vecteur. C’est finalement beaucoup plus de pression que ce qu’on imagine au premier abord.
On dirait que j’ai quand même fait une conclusion. Merci d’avoir lu cette lettre exactement aussi longue qu’un format normal, hihi, je suis si prévisible et bavarde.
À vite, prenez soin de vous !
Pauline
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J’ai depuis longtemps une vie affective très calme et reposante, dog bless. ↩
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Je peine tellement à traduire ces mots pour vous ! Dans l’ordre, je tente : on va régulièrement à des rencards avec différentes personnes, on a un rendez-vous avec quelqu’un, cette personne est quelqu’un qu’on voit parfois mais on ne dirait pas forcément qu’on est un couple. Wow, complexe. ↩
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Crush : figurez-vous que la traduction littérale est « un béguin », ça donne envie de se taper la tête contre un mur. Ghoster : ne plus donner de signe de vie à quelqu’un après un rendez-vous. ↩
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Qui est aussi responsable des clichés sur les sexualités lesbiennes, d’ailleurs : puisque deux femmes ne peuvent techniquement pas se pénétrer « naturellement », font-elles vraiment l’amour ? (Oui.) (Pourquoi ne pas jeter un oeil à À nos désirs, le nouveau livre publié par les éditions La Déferlante et écrit par Élodie Font ?) ↩
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Gênant, malaisant. ↩
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Sans conclusion autre que : wow écrire c’est trop dur. ↩
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Faudrait-il traduire cela par « quand ils font l’amour au téléphone » ? Alors qu’ils ne sont pas encore ensemble et n’utiliseraient certainement pas le mot « amour » pour décrire leur relation ? Allons bon. ↩