Bonus : À quoi bon ? une histoire d'art et de survie
Où je vous parle de Station Eleven.
Salut,
Je vous écris rognée par un sentiment de catastrophe imminente. Fonctionner normalement est un défi compliqué à relever, quand dans quelques jours pour moi et quelques heures pour nous, se jouera une partie d’un destin implacable.
Il y a quelques temps, j’ai rêvé des élections. Le système avait changé, il fallait se souvenir par cœur du nom de nos candidat·es, les inscrire à la main sur le bulletin de vote, et si on faisait une faute d’orthographe, notre vote était considéré comme nul. Évidemment, je me trompais dans le nom de la suppléante du candidat NFP, je le savais en mettant mon bulletin dans l’urne. Depuis ce rêve, je me sens fébrile. Je repense à la Pauline des précédentes présidentielles, qui militait pour le droit à une abstention politique. Elle était bien naïve, et bien privilégiée. Bref, j’espère que vous avez, ou irez voter aujourd’hui, et qu’on n’aura pas à pleurer ce soir. J’espère.
Aujourd’hui, j’ai envie de vous parler d’un roman auquel je pense souvent ces derniers temps. Mais avant ça, je dois vous parler d’une autre chose à laquelle je pense souvent. Je me demande à quoi sert mon travail.
Mon travail, en particulier. Je sais que des auteur·ices écrivent des romans importants, politiques, qui modifient l’ADN du monde de manière macroscopique. Lola Lafon, Alice Zeniter, Becky Chambers pour ne citer qu’elles dont j’ai les ouvrages sous les yeux. Je sais que mes romans ne sont pas de cette trempe-là. Je ne dis pas ça pour me dénigrer : chacun·e fait de son mieux, et moi je ne pense pas qu’à ce stade de ma carrière et de mon développement en tant qu’être humain, je suis capable de produire une œuvre politique. Une œuvre à l’impact macroscopique. Je travaille à un autre niveau. Je raconte des histoires interpersonnelles, j’essaye de changer la manière dont on se regarde les uns les autres.
Je pense que c’est important aussi. Mais quand on regarde en face la menace du fascisme, on se dit que ce n’est peut-être pas prioritaire. L’urgence est ailleurs. Dans les récits coups de poing, cris du cœur. Et dans ces moments de doute, j’ai du mal à trouver dans mon travail (je suis en train d’écrire une comédie romantique, bitch please) l’importance nécessaire pour nourrir l’élan de la créativité.
Alors me revient en mémoire Station Eleven, un roman d’Emily St-John Mandel que j’ai lu par hasard en 2018 et qui reste près de mon cœur depuis.
C’est l’histoire d’une pandémie qui éradique 99% de la population, et du destin de plusieurs personnages avant et après cette tragédie. Une vingtaine d’années post-catastrophe, on suit une troupe de comédien·nes itinérante qui jouent des pièces de Shakespeare et des concerts de musique, aux populations survivantes, dans la région des Grands Lacs nord-américaine. La narration est touffue, on passe du passé au présent, les personnages changent, le monde aussi.
La devise de la troupe, c’est « Survivre ne suffit pas ».
Je me souviens avoir rencontré le principe de la pyramide de Maslow quelque part au collège. La pyramide soutient l’idée qu’on ne peut accéder à des besoins supérieurs qu’une fois nos besoins primaires satisfaits et solidifiés. D’après cette pyramide, on ne pourrait aspirer à la créativité, à la beauté, à l’art en somme, qu’une fois tout le reste sécurisé, depuis nos besoins physiologiques (faim, soif, sommeil) jusqu’à notre sentiment d’appartenance à une communauté qui nous soutient.
Tout ça est très bien, mais ça voudrait dire que systématiquement, les artistes ne créent que pour les plus privilégié·es. Qu’il faudrait être en sécurité physique et affective pour pouvoir apprécier, et rechercher, la beauté d’un poème, d’un tableau, d’une musique. On sait que ce n’est pas le cas, on sait que l’art (et surtout dans ses formes populaires et parfois méjugées) est souvent un radeau, une main tendue, pour celleux qui souffrent, sont seul·es, ont faim.
On ne peut pas manger les livres, pourtant ils nous nourrissent quand même.
Et Station Eleven, c’est cette histoire. Comment survivre à la douleur atroce du deuil et de la catastrophe ? Comment trouver un sens à l’existence, quand tout s’effondre ? À travers deux trajectoires opposées, ce roman propose des réponses. Parce que l’art, ce n’est jamais que des mots lus ou déclamés, que des notes chantées ou jouées. C’est une proposition sensible, ça parle aux parts de nos âmes qui sont restées pures. Pouvoir pleurer devant un film qui met en scène des personnages avec lesquels on n’a rien en commun, qu’est-que c’est, sinon de l’empathie à son niveau le plus impressionnant ?
Et qu’est-ce que l’empathie, sinon de l’amour ?
L’autre trajectoire, c’est celle du pouvoir sur les autres, du contrôle de l’histoire. C’est une perspective déchirante, où une quête de sens impossible amène au désir d’asservir l’autre. Quand je repense au Prophète de Station Eleven, je vois bien sûr toutes les figures de pouvoir qui menacent ce en quoi je crois, mais je vois aussi nos tendances individuelles à refuser que parfois, la vie n’a pas de sens et qu’on ne peut pas tout contrôler. Qu’à trop s’y efforcer, on peut (se) blesser.
Quand je me demande si mon travail à du sens, quand je pense qu’il n’en a pas, je pense à la Symphonie Itinérante, qui joue du Shakespeare et de la musique. Non seulement ils ne produisent pas un art nouveau, mais en plus, ce n’est pas un art révolutionnaire. C’est ce qui existe déjà, avec la nuance apportée par le caractère unique de leurs situations. Et c’est important quand même, parce que survivre ne suffit pas. Maslow n’avait pas tout à fait raison. Il y a besoin de beauté (d’émotion, d’amour) même, peut-être surtout, dans les moments les plus difficiles.
Alors mes romans ne vont certainement pas participer à la révolution. D’autres artistes font ça mieux que moi, les messages, l’urgence. Mais ma manière d’être une artiste dans ce monde qui est le nôtre n’est peut-être pas aussi inutile que ce que je pense quand je doute.
Je ne peux que vous recommander très chaudement de lire Station Eleven, par Emily St-John Mandel, traduit de l’anglais canadien pour Payot&Rivages par Gérard De Cherge. Il existe en poche. Il existe aussi une mini-série avec Mackenzie Davis (que j’adore), qui a excellente réputation et que je vais m’empresser de regarder dès que j’ai fini cette lettre.
J’espère que cela vous apportera, à défaut de joie, de l’espoir. Que tout n’est pas vain, et qu’on s’en sortira.
Prenez bien soin de vous !
Pauline
Bonjour Pauline, j'ai lu Station Eleven juste avant le covid (en suivant ta recommandation de lecture) et les personnages du roman me tiennent encore compagnie. L'art face à l'obscur, toujours.