Aux endroits brisés
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Salut,
Aujourd’hui je vous la fais courte pour en fait vous la faire longue : mon premier roman sort dans 3 jours et voici son premier chapitre.
Le tatouage
(avant)
J’ai voyagé dans une Clio abîmée, avec un vieux couple abîmé qui tentait une escapade en bord de Loire pour recoller tout ça, pour repeindre la carrosserie peut-être seulement. Il a fallu partager avec eux des bribes éparses de ma vie, puis surtout de la leur. Au bout de cinquante kilomètres, ils avaient saisi l’ampleur du problème : je n’aime pas parler.
Je suis arrivée à Tours et il faisait beau. C’était l’été, un été insolent et flagorneur. J’avais trop chaud et je transpirais de partout, tant de ces températures outrancières que de l’angoisse qui montait dans ma gorge et qui menaçait à chaque instant de me submerger. Le couple abîmé, d’une gentillesse implacable, m’a déposée en face du studio qui se cachait élégamment dans une ruelle, à une dizaine de minutes de la Loire et du centre-ville. Il y avait un grand arbre en fleur et pas un chat – pas un être humain non plus, d’ailleurs. J’ai attendu.
Je n’avais aucune idée du protocole à suivre, devais-je m’annoncer ? À force de poireauter sur place comme un héron impatient, l’heure a fini par sonner au clocher de l’église d’à côté. J’avais envie de fuir à toutes jambes. De me noyer dans la Loire. Mais il était trop tard pour revenir en arrière.
Je suis entrée dans le studio où quatre barbus dessinaient, chacun assis à sa table d’architecte. Ma silhouette condensée et mon air perdu n’ont pas semblé les surprendre.
« Je cherche Yvain ? »
Ma voix sonnait faux, mais personne d’autre que moi ne pouvait savoir ça. On m’a indiqué un escalier s’abîmant en spirale dans les tréfonds du bâtiment, que ma mère m’aurait interdit de descendre. Mais je n’étais pas venue jusqu’à tours pour laisser la voix agacée et hallucinatoire de ma mère me raconter des bobards.
Le tatoueur m’attendait. Il souriait, je l’ai trouvé très beau. Typiquement mon genre seraient plus tard les mots que j’utiliserais pour le décrire à ma sœur. Il était brun, quand il souriait une fossette creusait sa joue gauche, et il souriait beaucoup.
« J’attends Anaïs, c’est toi ? »
D’un hochement de tête fébrile mais maîtrisé, j’ai confirmé. Anaïs, c’est bien moi.
Yvain m’a tout de suite plu. J’avais pourtant débattu longuement l’idée de me retrouver seule dans une cave sans réseau avec un inconnu pendant plusieurs heures, mais face à lui, soudain j’étais sereine. J’étais bien.
Le dessin était prêt. Le tatoueur l’a posé sur la peau de mes côtes, j’ai senti chaque poil de mon corps se dresser. Quand il a retiré le papier et que l’ombre violette de la daphné diaphane s’est détachée sur la pâleur laiteuse de mon épiderme, j’ai frémi. Voilà donc qui j’étais ? Qui je pouvais être, si je me l’autorisais ? J’avais du mal à y croire. en mon for intérieur, je priais le faiseur de miracles de ne plus tarder. Je voulais me transformer.
Il y a quelque chose de masochiste, d’un peu fou, dans le désir de tatouage. Je savais très bien que ça me ferait un mal de chien. Je savais aussi que je résisterais à la douleur sans rechigner. À l’origine de ce pari avec moi-même, il y avait une volonté ténue mais tenace de la contrôler, cette douleur. Parce que mon corps, loin d’être douillet, est sujet à toutes sortes de maux, et comme de bien entendu, je n’en contrôle aucun – même mes oreilles percées l’ont été à un âge trop tendre pour être volontaire. C’est une profonde lassitude mêlée d’un peu de fureur qui m’a conduite, moi, une jeune femme bien sous tous rapports, à m’infliger en toute conscience la douleur d’un tatouage.
Alors une fois allongée presque confortablement et la musique soigneusement sélectionnée, j’ai fermé les yeux et je l’ai attendue. Le dermographe s’est mis en route avec un bruit sourd. Les mains gantées de noir d’Yvain se sont posées sur moi, j’ai retenu un frisson et le jazz velouté qui coulait des enceintes dissimulées sous les poutres m’a mise en transe. Je flottais, hors du temps, hors de l’espace, en cet instant et pour les heures qui ont suivi, je n’étais qu’un bloc de marbre imparfait sur lequel on sculptait un destin qui ne m’appartenait plus.
Les yeux fermés, je voyais le visage du tatoueur flotter sous mes paupières, son sourire à fossettes, tandis que sa voix grave et un peu rauque de fumeur du dimanche se mêlait à la trompette de Chet Baker dans mon oreille.
Son toucher était doux. Quel genre d’amant était-il ? Une question sotte, s’il en est, mais dénuée de toute concupiscence. Une forme presque pure de curiosité, tournée vers la chair essentiellement parce que le mec était en train de palper-rouler la peau tendue de ma cage thoracique et qu’il faisait ça avec une douceur qu’on ne prête que rarement aux hommes et à leur virilité. S’il était aussi attentif à la peau d’une inconnue, que cela devait-il être de celle d’un être aimé ? J’ai pensé aux mains des quelques hommes qui avaient parcouru ma peau, aux rigueurs du froid qui rendaient les miennes bleues, à mes ongles rongés. Les mains du tatoueur imprimaient sous l’armure de mon corps des fragments d’éternité émaillés de mes faiblesses. Quelques instants, j’ai vacillé au bord de l’abîme en comprenant que mon tatouage survivrait à ma conscience. Quand je fermerais les yeux pour la toute dernière fois, la Daphné qu’Yvain vrillait près de mes os continuerait à regarder au loin.
L’histoire de daphné est tragique, et symptomatique d’une fascination antique pour l’amour forcé. Cupidon, dieu des entremetteuses et des coups de foudre, transperce Apollon, dont on imagine bien qu’il n’était ni laid ni pied-bot, d’une flèche qui le rend fou amoureux de Daphné. Ce qui pourrait donner lieu à la plus divine des comédies romantiques tourne rapidement au vinaigre, parce que Cupidon n’était pas là pour rigoler, mais pour se venger : il transperce également la jeune femme d’une flèche, qui cette fois a pour effet de la dégoûter de l’amour à tout jamais. Apollon, qui comme tout dieu et peut-être comme tout homme, a du mal à prendre un non pour ce qu’il est, la poursuit frénétiquement. Épuisée d’avoir à courir par monts et par vaux pour échapper à son harceleur, Daphné demande à son père de l’aider. Le type pourrait faire tout et n’importe quoi – peu de choses l’arrêtent, puisqu’il est dieu, lui aussi –, mais il choisit de transformer sa propre fille en arbre. En laurier, pour que de sa fille émane toujours une odeur plaisante. On pourrait croire quel’histoire, déjà peu reluisante, s’arrête là. En effet, un être normalement constitué et correctement élevé cesserait toute tentative de conquête à partir du moment où l’objet de ses affections est transformé en buisson. Mais pas Apollon. En bon dieu grec, face au non monumental opposé par Daphné qui prend racine, il décide de faire du laurier son arbre préféré et le symbole du triomphe. Du triomphe. Je ne vois pas plus grand pied de nez.
Les histoires d’amour et de désamour me fascinent. Les histoires de femmes qui ont dit non et à qui on a répondu « ton avis ne compte pas » me mettent en colère et me rendent lyrique. Quand je suis tombée sur ce dessin, sur cette histoire, j’ai pensé à tous ces mythes qui abritent des femmes qu’on brade et qu’on troque, qu’on tire et qu’on traque, je me suis dit que drame pour drame, celui-là valait bien tous les autres et qu’il pouvait devenir mien.
Pendant que j’entretenais toutes sortes de conversations mentales avec moi-même, Yvain transformait mon corps. Les tatoueurs se prennent-ils pour des pygmalions ? Pour ma part, je deviendrais insupportablement imbue de moi-même si des cohortes se bousculaient à ma porte pour porter sur eux mes œuvres. Mon tatoueur à moi (il est devenu un peu mien au moment où j’ai accepté de retirer des vêtements devant lui) a l’air d’avoir la tête sur les épaules.
Au bout d’un moment et d’un commun accord, on a fait une pause. Il m’a offert un café, il a eu la gentillesse de ne pas sortir fumer, pour ne pas me laisser seule et frissonnante dans la salle au plafond bas. J’étais fatiguée et des cernes mauves s’étaient creusés sous ses yeux foncés. Je ne me souviens pas de ce qu’on a dit, mais d’avoir été étonnée de trouver facilement les mots pour lui parler, moi qui d’ordinaire bafouille et m’emmêle, incapable de trier entre ce qui est à prendre et à jeter. Il y avait une intense simplicité dans cette relation vouée à l’éphémère autant qu’à l’impérissable. Les mains dégantées du tatoueur étaient élégantes et fortes, serrées autour de sa tasse comme autour d’une bouée. Je l’ai imaginé lutter pour trouver le sommeil. Il ne rongeait pas ses ongles, lui. Ils étaient soigneusement limés très court et d’innombrables anneaux d’encre entouraient ses phalanges à un rythme aléatoire. De notre conversation, je n’ai rien gardé de tangible, pas de longs dialogues à retranscrire fidèlement, je n’ai rien retenu qu’une seule phrase qui s’est imprimée en moi comme s’il l’avait tatouée à la lisière de mon implantation capillaire.
« De toute façon, Limoges, c’est une ville où l’on va pour mourir. »
Il y avait dans sa voix la longue traîne de l’humour débonnaire, il voulait dire que Limoges, c’était laid, que Limoges, c’était mort, que seuls les petits vieux pouvaient bien avoir envie de s’arrêter en gare de Limoges et de ne plus jamais en repartir sinon les pieds devant. Lui comme moi n’avions jamais vu Limoges.
L’encrage a repris, au bout de quelque temps les vibrations répétées sur mes côtes ont fait vaciller ma volonté de jouer les dures. On se croit tannée comme un vieux cuir parce que dos bousillé, bide retourné, seins douloureux sont notre lot quotidien, et puis viennent quelques aiguilles savamment plantées et une nouvelle douleur, jamais expérimentée. J’avais envie de serrer les dents et aussi, quand il coloriait les blancs avec son encre noire, de tout arrêter, j’avais mal et même si ce n’était rien, comparé à tant d’autres souffrances, j’avais cette possibilité de dire stop, d’appuyer sur l’interrupteur. Cela aurait été complètement con de repartir avec une moitié de Daphné, une moitié de courage, mais je pouvais le faire et l’idée me grisait. J’ai envisagé quelques secondes l’idée de garder l’autre moitié du courage, la moins glorieuse, et de rentrer chez moi à moitié transformée. C’était puissant et c’était tentant.
J’ai desserré les dents. Yvain a dit d’un air soucieux :
« C’est bientôt fini, promis ! »
J’ai souri bravement et j’ai pris de grandes respirations, histoire de ne pas trop bouger. Cette douleur épidermique était attrayante, inédite, alors je l’ai contemplée. Comme il existe des Histoires de la violence, des Histoires de la France et des Histoires du monde, j’entreprends une photographie mentale, une Histoire de la douleur, je répertorie, je cartographie des territoires qui me sont de plus en plus familiers. et dans cette folie que je revendique et qui m’a menée ici, il y avait la curiosité de visiter de nouveaux paysages, d’expérimenter de nouveaux reliefs.
Bientôt, en effet, l’artisan avait terminé son ouvrage et l’artiste admirait son œuvre en la nettoyant consciencieusement. Chaque centimètre carré de peau touché à vif, chaque passage d’essuie-tout imbibé de lotion était à la fois une torture et une bénédiction. Mon corps était meurtri de l’extérieur, j’avais quinze centimètres de petites plaies ouvertes suintant la lymphe et le sang qu’Yvain n’a pas tardé à emballer dans de la cellophane mauve. Je me réjouissais, écorchée vive.
Il m’a serré la main d’une poigne douce et ferme, il m’a remerciée, moi je n’avais pas de mots assez puissants et assez beaux pour lui dire tout ce qu’il m’avait fait. J’avais envie de lui dire : Merci de m’avoir transformée. Les tatoueurs ne sont pas des psys, j’ai pensé. Si le mec avait voulu que je lui explique les tenants et les aboutissants d’un acte à la fois intime et extime, il aurait demandé. L’étrangeté de la situation m’a frôlée comme un voile : j’étais là, transfigurée, à la fois toujours la même et profondément différente, et pour lui c’était un jour de boulot comme un autre – il avait peut-être même traîné des pieds pour venir.
J’ai payé, j’ai souri, j’ai dit merci, et je suis repartie comme j’étais venue. Il était dix-neuf heures, j’avais une trentaine de minutes pour trouver le lieu où une autre guimbarde viendrait me chercher pour me ramener à ma vie normale. Ma vie, celle d’Anaïs Nollet, vendeuse de casseroles et de robots mixeurs, une petite femme insignifiante aux rêves pâles et aux ambitions restreintes, constamment au bout du rouleau. En marchant, j’ai pensé au qu’en-dira-t-on qui joue et déjoue les motivations des héros des films et des séries télé. Au regard éberlué de mon mec – qui n’était pas tellement mon genre au départ et qui partageait pourtant ma vie – quand je lui avais annoncé ce voyage. Je me suis demandé jusqu’à quand subsisterait cette sensation volatile, comme une vapeur d’alcool qui flottait dans mon sillage, d’avoir vécu quelque chose d’extraordinaire.
Les événements n’ont que la valeur qu’on leur prête. Il m’est resté de cet après-midi une femme-laurier blottie tout contre moi, l’impression parfois en la regardant de sentir à nouveau les doigts caoutchoutés d’Yvain tendre ma peau avant de la piquer, et cette phrase qui a continué de me hanter :
« Limoges, c’est une ville où l’on va pour mourir. »
Comme un mantra ridicule, qui me rappelait la force d’un désir de mort caché.
On a fait des choses bien plus stupides pour bien moins que ces quelques mots.
Si vous avez envie de connaître la suite, rendez-vous dès mercredi dans votre librairie préférée. Vous pouvez d’ailleurs le précommander, pour être sûr·e d’avoir votre exemplaire le jour J.
L’histoire d’Anaïs est à vous désormais.