Le prix de la violence
Tom Hiddleston fait une brève apparition dans ce numéro.
Salut,
Cette semaine, j’ai terminé ma thérapie. J’ai réfléchi, j’ai pensé, « ça fait un moment que je vais bien, non ? ». J’ai demandé à mon mari, il m’a répondu : « Si tu dormais 8h par nuit, tu irais extrêmement bien. » Je me suis dit qu’il était temps. Ça faisait déjà plusieurs mois qu’avec ma psy, on avait espacé les séances parce que j’avais l’impression que la machine était bien huilée, et qu’elle ne nécessitait plus qu’un entretien régulier. Je lui ai dit au revoir et merci, elle m’a serré la main et m’a souri, je me suis dit que j’avais eu 20/20 en thérapie et je suis partie, le cœur léger.
Si on rembobine, on revient trois ans en arrière à peu près. Mai 2021. Après quelques rendez-vous infructueux au CMP de ma ville, je décide de faire appel à la fabuleuse @Lapsyrévoltée : elle fait passer parfois des appels à psy selon les critères qui importent aux personnes en recherche. Je cherche une psy dans mon coin, et il faut absolument qu’elle soit féministe.
Parce que ça fait plus de six mois que je me fais cyberharceler dans toutes les langues.
Puisque le psychologue du CMP était sympa mais pas très au courant de ce que ça fait, le cyberharcèlement (« C’est sur l’ordinateur, fermez l’ordinateur ! »), je me résous à sortir de ma poche pas mal d’argent pour aller me faire soigner la blessure un peu béante qui m’a ouvert la tête et le cœur après cet épisode.
Oh bah si c'est toi qui suggères, Tom.
Évidemment, de fil en aiguille, avec cette psy qui d’emblée me dit qu’elle sait qui je suis et qu’elle connaît le livre dont je parle, je finis par aborder d’autres sujets. Mais à l’heure du bilan, je pense sincèrement qu’avant cet épisode, j’allais bien. J’avais déjà fait une thérapie un peu plus jeune, et j’étais à une période de ma vie où ma santé mentale était stable. La preuve : j’avais arrêté de fumer. Et puis le livre.
Le livre et le coup du lapin, toutes les semaines ou presque. D’un côté, il s’en vend des milliers d’exemplaires. De l’autre, trois cent connards m’ont traitée de grosse moche sur Twitter hier. D’un côté, il va ressortir dans une grande maison d’édition, je vais gagner pas mal d’argent. De l’autre, voici un photomontage de moi dans mon jardin, sauf que je suis Hitler. D’un côté, il va être traduit en une, deux, cinq, dix langues. De l’autre, un tabloïd vole les photos de mon mariage et écrit des saloperies sur moi. D’un côté, je vais pouvoir publier mon premier roman. De l’autre, voici une menace de mort par message vocal, en espagnol, au moins c’est original.
D’un côté, des milliers de femmes me lisent et se reconnaissent en mes mots. De l’autre, des milliers d’hommes appellent à mon viol.
Ces trois dernières années, j’ai reçu de nombreuses sollicitations pour parler, sous diverses formes et intitulés, de la réponse violente à la pensée féministe contemporaine – ou juste à la présence des femmes dans l’espace public. Je n’ai accepté qu’une invitation, celle de Florence Hainaut et Myriam Leroy pour le documentaire #SalePute. Si mon témoignage, couplé à d’autres, pouvait être vu, entendu et compris par un public large, ça valait la peine d’en parler. Mais après ça, et désolée à toutes les étudiantes qui m’ont contactée pour témoigner dans leur mémoire, je n’avais plus très envie de ressasser combien la violence est violente. J’en ai beaucoup parlé, et ça m’a coûté cher.
J’ai calculé : sans compter la clope que j’ai reprise au premier tweet injurieux, le succès de mon livre m’a coûté presque 3500€. Pour payer ma thérapie, il m’a fallu vendre à peu près 5000 exemplaires de Moi les hommes, je les déteste. Pour tout vous dire, moi je trouve que c’est beaucoup.
Grâce au cirque médiatique autour de mon livre, j’avais les moyens de payer cette thérapie. Alors je l’ai fait. Mais ce n’est pas vraiment là que se trouve mon propos. J’aurais pu utiliser cet argent pour beaucoup d’autres choses plus marrantes, ou moins urgentes. Je vais ici dire que j’ai eu de la chance car de nombreuses femmes et de nombreuses personnes minorisées n’ont pas mes moyens face à la violence de la haine. Je vais aussi dire que si on avait un système de santé plus solide et moins productiviste, on pourrait aller chez le psy gratuitement. Voilà, j’ai fait mes avertissements politiques.
Mais hier, en lisant le dernier numéro de #Règle30, je me suis dit que tout ça aurait aussi pu être évité si Internet n’était pas si méchant. Et Internet, ce ne sont que des gens. Lucie Ronfaut dit très élégamment :
La question de la gentillesse sur le web est cruciale. Nos vies en ligne sont gouvernées par l'agressivité (que je distingue de la colère) à divers degrés. Ces comportements sont en partie encouragés par des facteurs technologiques, et il n'est pas rare qu'une personne virulente en ligne le soit beaucoup moins dans la vie physique. Pour autant, les cyberviolences n'existeraient pas sans les internautes qui les commettent. [...] Dans un monde où les IA sont plus gentilles que la majorité des internautes, qui prendra soin de nous ?
Je vous parle ici et j’imagine que vous êtes tous·tes gentilles. Pas du genre, en tout cas, à cyberharceler quelqu’un. Tant mieux, on est peut-être entre 3000 et 4000 gentil·les et c’est mieux que rien.
Je suis très fière d’avoir fini ma thérapie. Peut-être que j’aurai besoin d’y retourner, un jour, si j’ai du mal à faire face à un autre événement traumatisant. Parmi les indices qui m’ont laissé penser que j’étais prête à dire au revoir à la psy, il y avait :
- contrairement à mes précédentes tentatives, je n’ai pas envie de la ghoster du jour au lendemain, je veux lui dire au revoir et merci
- ça fait six mois que je viens pour dire « à part ce mini truc que j’ai déjà presque réglé toute seule, je suis vraiment très heureuse en ce moment »
- et je peux dire maintenant, sans tachycarder et sans minimiser, que le cyberharcèlement que j’ai subi a été pour moi d’une violence traumatisante
Ça n’empêche pas les bonnes choses d’avoir eu lieu en même temps. Le fait que la sortie de mon livre m’a ouvert mille portes n’annule pas la violence à laquelle j’ai dû faire face. Je tire plein de conclusions de ces trois ans de thérapie, mais celle que j’ai vraiment envie de partager avec vous, c’est celle-ci :
La conséquence des cyberviolences, et je vais me permettre d’extrapoler à toutes les violences sexistes et sexuelles, ce n’est pas forcément une vie ruinée à tout jamais, un gouffre sans fond, un enfer sans lumière. C’est parfois « juste » un séisme qui vient fragiliser les fondations du bâtiment de la psyché. « Juste » une secousse d’abord, quelques fissures ensuite, et alors le poids du temps et d’épreuves qu’on aurait pu supporter sans problème auparavant devient trop lourd. Il faut entreprendre des travaux pour consolider. On aurait pu s’en passer.
Ce n’est pas grave d’être fragile, ou fragilisé·e. Mais c’est tellement injuste de devoir payer seul·e le prix de la violence des autres.
Prenez bien soin de vous, et des autres aussi. À bientôt,
Pauline
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Quelques nouvelles :
- La couverture et le résumé de ma nouvelle Aucune notification sont parus sur le compte Instagram de La Fourmi. Check it out, ouverture des préventes le 26 avril – je me permettrai de vous envoyer un petit mail pour vous le rappeler.
- Mon roman Aux endroits brisés sort en poche le 22 mai. Il est tout aussi beau mais désormais au prix raisonnable de 8,70€. (Je ne vous enverrai pas de mail pour vous le rappeler, car je vous respecte, vous et votre temps.)
Merci